Le cortex cingulaire peut-il vraiment « changer l’avenir de notre civilisation » ?


Dans son dernier essai, « Où est le sens ? », Sébastien Bohler, rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho, transforme notre cerveau en champ de bataille ou s’affronteraient le striatum, «boule de désir» qui nous pousserait à consommer toujours plus, et le cortex cingulaire, «machine à détecter du sens», seul à même de mater l’appétit insatiable du striatum. Nous avons demandé ce qu’il pensait de ce scénario à Emmanuel Procyk, directeur de recherche au SBRI.

Dans son précédent ouvrage, Le Bug Humain (Robert Laffont, 2019), Sébastien Bohler, journaliste et docteur en neurosciences, rendait le cerveau responsable de la crise écologique majeure à laquelle l’humanité est confrontée. Selon lui, notre cerveau serait « en réalité un organe au comportement largement défectueux, porté à la destruction et à la domination, ne poursuivant que son intérêt propre et incapable de voir au-delà de quelques décennies ». Et cela à cause du striatum, une structure « archaïque » du cerveau, et des circuits de récompense, qui nous pousseraient à assouvir sans cesse et toujours plus nos besoins fondamentaux et nous emporteraient ainsi dans « une fuite en avant de surconsommation, de surproduction, de surexploitation, de suralimentation, de surendettement et de surchauffe, […] sans que nous ayons actuellement les moyens de le freiner. » Ce comportement de survie, adapté chez nos lointains ancêtres lorsque les ressources étaient rares, serait devenu aberrant, ajoutait l’auteur, avant de proposer des pistes pour reprendre « le contrôle de notre destin ».

À l’époque, quelques rares articles ou fils de discussion avaient pointé, outre des erreurs scientifiques, les faiblesses de la thèse portée par S. Bohler. « Vouloir expliquer un processus socio-historique (catastrophe écologique) sans sociologie ni histoire est simpliste et réductionniste », écrivait ainsi le chercheur en neurobiologie Jérémie Naudé.

Dans un monde incertain et angoissant, notre cortex cingulaire serait sans cesse en alerte, ce qui engendrerait détresse psychologique et addictions…

Fort du succès de son premier livre (plus de 35 000 exemplaires vendus), le rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho récidive en utilisant les mêmes recettes. Dans son nouvel essai, Où est le sens ? (Robert Laffont, 2020), S. Bohler part du postulat que, pour un nombre croissant de nos contemporains, le monde dans lequel nous vivons n’a plus de sens, ce qui se traduit par des phénomènes tels que le burn-out au travail, la montée en force du complotisme ou l’anomie (perte des valeurs communes) dans nos sociétés. La faute, cette fois, au cortex cingulaire antérieur, une structure du cerveau qu’il présente comme une « machine à détecter du sens ». C’est elle qui nous permettrait de construire notre représentation du monde, mais aussi d’évaluer l’adéquation de nos actes avec nos valeurs et d’avoir des relations fructueuses avec les autres. 

Dans notre monde, rendu incertain par la compétition économique, la précarité et un avenir angoissant sur le plan écologique, le cortex cingulaire serait donc sans cesse en alerte, ce qui engendrerait de la détresse psychologique. Cette situation nous pousserait à consommer toujours plus de nourriture, de séries télévisées, de drogues, etc. pour « combler le striatum ». Un comportement qui alimenterait le cercle vicieux de la perte de sens. Alors, no future ? Non, pour l’auteur, il est encore possible de « changer l’avenir de notre civilisation » en redonnant « du sens à notre monde et à nos vies singulières ». Comment ? En créant du lien, de la cohérence, en partageant un idéal, une vision, un projet… Pour cela, S. Bohler prône le retour aux valeurs communes, aux rites, voire à une « religion verte » autour de la sauvegarde de notre planète…

« Il est très difficile de montrer le rôle causal du cingulaire. Il produit bien un signal d’erreur, mais on ne sait pas bien ce qu’il en fait. »

Sans nous prononcer sur la thèse générale du livre, nous avons demandé à Emmanuel Procyk, directeur de recherche à l’Institut cellule souche et cerveau (SBRI), de revenir sur certaines affirmations du livre concernant ce fameux cortex cingulaire, seul à même de mater l’insatiable appétit du striatum. Qu’en est-il, pour commencer, de son rôle ? Il reste encore largement méconnu, reconnaît humblement le chercheur. « De nombreuses expériences montrent que lors d’une tâche cognitive, lorsqu’on signale au participant qu’il commet une erreur, on détecte une onde émise au niveau du cortex cingulaire », explique-t-il. Les neurones du cortex cingulaire s’activent pour les événements surprenants, qu’ils soient positifs ou négatifs, tant qu’ils apportent une information imprévue, donc potentiellement pertinente. « Par contre, il est très difficile de montrer le rôle causal du cingulaire, poursuit le chercheur. Il produit un signal d’erreur, mais on ne sait pas bien ce qu’il en fait. » Des études menées par l’équipe d’Emmanuel Procyk au SBRI et par l’équipe de Matthew Rushworth à l’Université d’Oxford commencent à envisager une piste : le cortex cingulaire n’aurait pas simplement vocation à détecter des erreurs. Il participerait plutôt à construire un historique des prédictions. En fonction de l’accord de ces prédictions avec le réel, le cerveau pourrait évaluer s’il est pertinent ou non de changer de comportement. « Le cingulaire ne le fait pas seul, souligne Emmanuel Procyk. Il est dans un réseau de régions cérébrales impliquées dans la détection d’événements et dans le changement de stratégie. »

Deuxième point : le cortex cingulaire serait-il cette « machine à détecter du sens » que décrit S. Bohler ? En réalité, c’est plus compliqué que cela. « Donner un sens à une situation ou aux actions d’autrui n’est pas réalisé par une seule partie du cerveau, souligne Emmanuel Procyk. C’est une interprétation faite par une mise en commun de nombreux réseaux cérébraux, impliquant la mémoire, les sens, etc. » En réalité, la thèse de S. Bohler sur le cortex cingulaire s’appuie sur les expériences réalisées par Michael Inzlicht et al., dont cet article, qu’il présente comme un « coup de tonnerre » dans le monde des neurosciences. Dans cette étude, chaque participant reçoit un texte à lire, dont le propos évoque un monde soit désordonné et incompréhensible, soit exactement l’inverse. Puis, les volontaires effectuent une tâche cognitive complexe qui les amènera à se tromper de temps en temps. Pendant ce temps, on mesure leur activité cérébrale pour évaluer l’amplitude du signal d’erreur de prédiction. Résultat : cette amplitude est plus forte pour les participants qui ont lu le texte donnant une vision du monde déroutante. Les auteurs concluent que leur étude suggère que « les systèmes de croyances qui renforcent l’ordre et la lisibilité du monde peuvent protéger de l’anxiété ». Une conclusion plus prudente que celle du journaliste. Les chercheurs vont même jusqu’à avancer une hypothèse alternative : c’est peut-être le fait d’annoncer aux participants que le monde est chaotique qui accroît leur vigilance et leur anxiété.

Autre point problématique du livre : le cortex cingulaire serait « sursollicité », libérant des signaux de stress qui agiraient comme un « poison ». Cet argument s’appuie sur une étude parue dans la revue Progress in Neurobiology. Les auteurs mentionnent bien un lien entre le cortex cingulaire et l’amygdale, et expliquent comment une incertitude peut générer un signal de stress. Mais, dans ce contexte, il ne s’agit pas d’anxiété : le signal active différents circuits afin de fournir de l’énergie au cerveau, augmenter sa vigilance et favoriser la transmission d’information. « C’est une réponse adaptative, qui mobilise des ressources corporelles et cérébrales et initie un comportement approprié, décrypte Emmanuel Procyk. Le rôle du signal d’erreur issu potentiellement du cortex cingulaire dans ces situations est très mal connu et, à ma connaissance, rien n’indique qu’il puisse agir comme un « poison ». » Quant au lien entre cortex cingulaire et troubles psychiques, la prudence là-encore est de mise : « Il est vrai qu’on constate une activation anormale du cortex cingulaire dans certaines pathologies, notamment dans les troubles obsessionnels compulsifs, reconnaît Emmanuel Procyk. Mais la question est de savoir s’il en est la cause, ou s’il réagit, dans cette pathologie, simplement à d’autres signaux du système nerveux. » Enfin s’il est vrai que ces troubles peuvent être soignés en pratiquant des lésions du cortex cingulaire, l’efficacité de cette chirurgie est seulement de 40%, et de nombreuses questions restent à élucider pour comprendre pourquoi.

Ce livre tombe dans un travers bien connu : la tendance à associer une zone du cerveau à une ou plusieurs fonctions.

Que penser de cet ouvrage ? Au-delà de son ton péremptoire, de ses approximations et de ses conclusions discutables, ce livre tombe dans un travers bien connu : la tendance à associer une zone du cerveau à une ou plusieurs fonctions. Rien de nouveau sous le soleil. Au XVIIe siècle déjà, le philosophe Descartes attribuait le « siège de l’âme » à la glande pinéale. Et au XIXe siècle, une discipline appelée phrénologie localisait des fonctions dans des régions précises du cerveau. « Ce qui est défendable jusqu’à un certain niveau, c’est qu’il y a des zones cérébrales spécifiques d’une certaine fonction, précise Emmanuel Procyk. Le cerveau est bien hétérogèneMais les grandes fonctions comportementales sont liées à des réseaux plus qu’à des régions. Ce sont eux qui permettent de développer des processus complexes de gestion du comportement et d’élaboration de représentations intégrées. »

L’approche simpliste et réductionniste de nos comportements que propose l’essai de S. Bohler s’inscrit plus largement dans la « neuromania » qui s’est emparée de nombreux secteurs de la société. Une mode qui doit beaucoup à l’imagerie cérébrale : « C’est la technique de mesure du cerveau qui ressort le plus dans les médias, note Emmanuel Procyk. En réalité, ces images sont le résultat d’analyses statistiques, sur des signaux du cerveau, qui font émerger des zones qui ont eu une modification spécifique à un instant donné. Ça donne l’impression biaisée que les fonctions sont très localisées. » Pour les non-spécialistes, regarder de telles images hors contexte est donc trompeur. La vulgarisation grand public se doit d’éviter cet écueil : « Ce qu’il faut expliquer, c’est le processus scientifiquela démarche, appuie le chercheur. Comprendre comment on produit un savoir rend plus circonspect, et moins enclin à croire en des théories spéculatives. »

Pour aller plus loin : L’erreur de Descartes, Antonio R. Damasio, éditions Odile Jacob (2010).

Chercheur(s)

Emmanuel Procyk

Neurophysiologiste, dirige l’équipe Neurobiologie des fonctions exécutives à l'Institut cellule souche et cerveau (SBRI), à Lyon. Il s’intéresse aux mécanismes neuronaux qui produisent les fonctions cognitives supérieures.

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Emmanuel Procyk

Laboratoire

Institut de recherche cellule souche et cerveau (SBRI)

Le SBRI cherche à définir les caractéristiques du cortex humain, de son développement à l’organisation des réseaux neuronaux qui le composent et rendent possible les fonctions cognitives supérieures. Pour cela, il fait appel à de nombreuses disciplines : biologie cellulaire et moléculaire, neuroanatomie, neurophysiologie, psychophysique, comportement, psychologie expérimentale, neurocomputation, modélisation et robotique. Le SBRI est dirigé par Colette Dehay et Henry Kennedy.

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