Linguistique, spatiale, logico-mathématique, musicale, naturaliste… Nous serions dotés d’intelligences multiples, indépendantes les unes des autres et inégalement distribuées. Ce qui expliquerait que certains soient doués pour les mathématiques, d’autres pour la musique et d’autres encore pour la danse. Après avoir connue un franc succès, cette théorie a été abandonnée. Y compris par son promoteur.
Qu’est-ce que l’intelligence ? La question a fait l’objet d’innombrables discussions philosophiques et scientifiques depuis la fin du XIXe siècle et l’invention des premiers tests d’intelligence (Binet, 1905). Et elle se poursuit aujourd’hui, notamment avec l’émergence de l’intelligence artificielle. Elle désigne généralement les ressources cognitives qui permettent à un être vivant de s’adapter à son environnement ou, au contraire, de modifier l’environnement pour l’adapter à ses propres besoins. Chacun peut constater qu’elle se déploie de multiples manières dans les domaines intellectuel, artistique, corporel, spirituel… Alors, pour la cerner de plus près, ne vaudrait-il pas mieux parler d’intelligences multiples ?
C’est le parti qu’a choisi le psychologue américain Howard Gardner en 1983. Féru d’éducation, il trouve que l’école ne valorise qu’un seul type d’élèves, ceux qui réussissent dans les matières académiques, et laisse de côté les élèves doués sur les plans artistique, physique ou relationnel. En témoigne, les tests de QI, censés mesurer l’intelligence. S’appuyant sur l’étude des génies et les recherches en neurosciences, il propose une définition multidimensionnelle de l’intelligence [2]. Dans un livre qui connaîtra un large succès[1], il distingue sept formes d’intelligence : linguistique, spatiale, logico-mathématique, interpersonnelle, intrapersonnelle, kinesthésique et musicale, auxquelles il ajoutera plus tard les intelligences naturaliste, existentielle et spirituelle (lire l’encadré ci-dessous). Pour lui, il s’agit bien d’intelligences indépendantes les unes des autres et inégalement distribuées selon les individus. Ce qui expliquerait que certains soient doués pour les mathématiques, d’autres pour la musique et d’autres encore pour la danse.
Les 10 intelligences de Gardner
- Linguistique : habiletés liées à la production du discours, à l’utilisation du langage (journaliste, écrivain).
- Spatiale : habiletés liées à la perception exacte des formes, aptitude à les modifier et à les recréer (architecte).
- Logico-mathématique : habiletés logiques, mathématiques et scientifiques (ingénieur).
- Interpersonnelle : capacité à déchiffrer les humeurs et les motivations des autres (communicant).
- Intrapersonnelle : capacité à d’introspection, de détecter ses émotions et d’agir sur son comportement (psychologue).
- Kinesthésique : habiletés corporelles ou manuelles permettant un contrôle et une harmonisation des mouvements du corps (athlète).
- Musicale : habiletés pour la composition, l’exécution et le discernement des composantes de la musique (musicien).
- Naturaliste : aptitude à reconnaître et à catégoriser des objets naturels (botaniste).
- Existentielle : capacité à se poser des questions sur le sens de l’existence (philosophe).
- Spirituelle : capacité à diffuser des concepts sur la notion “d’être” mais aussi de modifier ses états de conscience (moine).
La thèse de Gardner rencontre un accueil très favorable dans le milieu de l’éducation (lire aussi le neuromythe n°1 sur les styles d’apprentissage). Des pédagogues s’en emparent pour adapter leur enseignement et permettre l’épanouissement de leurs élèves. En 2012, les deux tiers des enseignants au Royaume-Uni et en Hollande considèrent que la théorie des intelligences multiples est fondée [3]. Des projets pédagogiques de toutes sortes se mettent en place. Certains cherchent à développer des programmes scolaires et des outils d’évaluation moins réducteurs que le QI. D’autres s’aventurent sur le terrain des troubles de l’apprentissage.
Dans le sillage de Gardner, Daniel Goleman rencontre en 1995 un succès fulgurant en popularisant le concept d’intelligence relationnelle.
Bientôt, d’autres psychologues s’engouffrent dans la brèche ouverte par Gardner. En 1995, Daniel Goleman rencontre, lui aussi, un succès fulgurant – notamment dans le monde de l’entreprise et du coaching – en popularisant le concept d’intelligence relationnelle, qu’il définit comme la capacité à reconnaître et à réguler ses émotions et celles des autres. Flairant un nouveau filon, il propose en 2009 la notion d’intelligence écologique, combinaison de l’intelligence naturaliste et de l’intelligence émotionnelle [4]. En 2010, Robert Stenberg, auteur d’un modèle triarchique de l’intelligence (analytique, créative, pratique), suggère l’existence d’une intelligence éthique [4].
Malgré sa popularité, la théorie des intelligences multiples a suscité dès le départ bon nombre de critiques dans le monde de la psychologie. Dans un article de synthèse [4], les chercheurs Serge Larivée et Carole Senéchal en recensent neuf catégories. L’une concerne ainsi la définition de l’intelligence proposée par Gardner et le choix des critères retenus pour définir l’existence d’une intelligence autonome (lire l’encadré ci-dessous). Une autre catégorie dénonce la faiblesse des bases scientifiques de la théorie. Une troisième questionne l’indépendance des intelligences. Une autre pointe l’arrière-plan idéologique des travaux de Gardner. Après avoir longtemps réfuté ces critiques, Gardner reconnaît en 2016 que sa théorie n’est plus à jour sur le plan scientifique[5]. Aujourd’hui, il préfère lui-même parler d’un spectre de talents et d’habiletés que d’intelligences multiples.
Les critères qui déterminent l’existence d’une intelligence autonome, selon Gardner (1983)
- Possibilité d’être isolée à l’occasion de lésions cérébrales spécifiques.
-
Existence de génies, de prodiges et «d’idiots savants» qui font preuve de réussites exceptionnelles dans un domaine.
- Possibilités de distinguer des opérations (un noyau opératoire) ou des mécanismes spécifiques.
- Existence d’une histoire développementale spécifique aboutissant à un niveau final de compétence chez certains individus.
- Possibilité de suivre l’évolution de ladite forme d’intelligence au cours de l’évolution de l’espèce humaine.
- Appui provenant des résultats de recherches expérimentales, notamment en ce qui concerne le transfert.
- Appui provenant des résultats de recherches psychométriques, notamment celles qui vérifient la présence ou l’absence de corrélations entre les tests.
- Expression dans des systèmes symboliques spécifiques.
(Source : S. Larivée et C. Senéchal)
Pourquoi cette théorie a-t-elle connu un tel succès ? Certainement parce qu’elle apportait une réponse séduisante à notre question complexe de départ : qu’est-ce que l’intelligence ? Elle répondait à la fois à notre besoin de rendre compte de la richesse de l’intelligence et à notre besoin irrépressible de catégoriser les phénomènes pour mieux les comprendre. Ce faisant, elle s’est davantage intéressée à ce qui différencie les processus cognitifs définis comme intelligences plutôt qu’à ce qu’ils ont en commun [6]. En outre, elle a suivi la tentation d’associer une structure neuronale précise à chaque intelligence autonome. Mais avec les avancées liées à l’imagerie cérébrale et l’affinement des tests psychométriques, le consensus est revenu au concept d’une intelligence générale [7]. En effet, les études d’imagerie cérébrale ne montrent aucun réseau spécifique à un type d’habiletés [8] mais plutôt des réseaux communs qui sous-tendent des fonctions plus générales telles que la mémoire, l’attention ou la logique.
Les habiletés ne seraient pas indépendantes les unes des autres, puisqu’elles nécessitent la mise en place de processus cognitifs communs.
Ces données confortent le concept du facteur g (évoqué par Spearman dès 1904), mesuré de façon mathématique, qui prédit les résultats des tests psychométriques. Ce facteur corrèle de façon positive les résultats aux différents tests : plus un individu est performant pour un type de tâche, plus il a de chances de l’être pour les autres. Les habiletés ne seraient donc pas indépendantes les unes des autres, comme le prédisait Gardner, puisqu’elles nécessitent la mise en place de processus cognitifs communs.
En conclusion, on peut dire que si la théorie des intelligences multiples n’a pas fait ses preuves, elle présente néanmoins le mérite d’avoir stimulé la réflexion dans le domaine de l’éducation sur la valorisation d’une plus grande variété d’aptitudes chez les élèves.
En finir avec les neuromythes
«Nous n’utilisons que 10% des capacités de notre cerveau», «A chacun son style d’apprentissage», «Tout se joue avant 3 ans»… Nous croyons savoir beaucoup de choses sur le fonctionnement de notre cerveau. Et si ces idées reçues ne tenaient pas debout ? > Lire notre série
Bibliographie
[1] Gardner, Howard. Frames of mind: The theory of multiple intelligences. New York, Basic Books, 1983.
[2] Gardner, Howard. A Multiplicity of Intelligences. Scientific American, 1998/6.
[3] Dekker, Sanne, Nikki C. Lee, Paul Howard-Jones, et Jelle Jolles. Neuromyths in Education: Prevalence and Predictors of Misconceptions among Teachers. Frontiers in Psychology 2012/3.
[4] Larivée, Serge, et Carole Senéchal. Que dit la science à propos des intelligences multiples ?, 2012.
[5] Gardner, Howard. Multiple Intelligences: Prelude, Theory, and Aftermath. In Scientists Making a Difference, édité par Robert J. Sternberg, Susan T. Fiske, et Donald J. Foss, 167 70. Cambridge: Cambridge University Press, 2016.
[6] Willingham, D. T. (2004). Reframing the mind. Education Next, 4(3).
[7] Furnham, Adrian. The Validity of a New, Self-Report Measure of Multiple Intelligence. Current Psychology 28, 2009/4).
[8] Colom R, Jung RE, Haier RJ. Distributed brain sites for the g-factor of intelligence. Neuroimage. 2006.