Notre cerveau fonctionne-t-il comme Facebook ?



Des neurones connectés à des milliers d’autres neurones «amis», des informations qui se diffusent à toute vitesse et «font le buzz» : les réseaux cérébraux seraient-ils organisés comme Facebook, le plus célèbre des réseaux sociaux ? L’analogie est tentante mais elle est erronée à l’échelle du cerveau, nous assurent Henry Kennedy et Loïc Magrou, qui cherchent à caractériser l’organisation et le fonctionnement des réseaux cérébraux. Pour le comprendre, ils nous invitent à plonger dans les mystères de la connectivité du cerveau.


Notre cerveau est composé d’environ 100 milliards de cellules nerveuses – les neurones – chacune pouvant établir jusqu’à 10 000 connexions – les synapses – avec les autres. Les neurones se connectent entre eux via une toile dense de câbles connecteurs – les axones – pour former une architecture à la fois hiérarchisée et dynamique. Voilà, très schématiquement, la « connectique » de notre cerveau.

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Comment fonctionne le cerveau ? : une vidéo d’Universcience

De nombreuses équipes à travers le monde cherchent à comprendre comment s’établissent les connexions au sein d’un réseau aussi complexe. Pour relever le défi, certaines d’entre elles ont uni leurs forces au sein du Human Connectome Project. L’objectif de cet ambitieux projet est de créer une carte en 3D de toutes les connexions structurelles et fonctionnelles du cerveau. Grâce aux techniques d’imagerie médicale, on peut d’ores et déjà obtenir de superbes représentations faisant apparaître les principales voies de connexion nerveuses (image ci-dessous).

Les autoroutes de l’information du cerveau

Faisceaux des fibres cérébrales (IRM)

Représentation des faisceaux de fibres, ces «autoroutes de l’information» qui relient les différentes aires du cerveau. Observation faite par résonnance magnétique nucléaire (IRM), mesure réalisée par imagerie de diffusion spectrale (IDS). Les fibres sont colorées en fonction de leur orientation : rouge = gauche-droite ; vert = antérieur-postérieur ; bleu = supérieur-inférieur.

Si l’on zoome dans les méandres du réseau cérébral jusqu’au niveau des neurones, on découvre d’autres aspects de la connectique du cerveau. Ainsi, une équipe de l’université de Bâle et de l’UCL (University College London) a publié récemment  un article expliquant que les neurones interagissaient comme des «amis» sur Facebook [1] : de la même manière qu’on peut avoir des centaines de contacts sur le plus connu des réseaux sociaux mais qu’on n’entretient généralement des relations qu’avec un cercle restreint, les cellules nerveuses peuvent être connectées avec des milliers d’autres mais n’établissent des connexions fortes qu’avec une minorité d’entre elles.

Pour parvenir à cette conclusion, les chercheurs se sont intéressés au cortex visuel primaire, la zone qui reçoit les informations fournies par l’œil et où s’élabore notre perception visuelle. Grâce à des techniques d’imagerie cérébrale et des mesures de l’activité électrique, ils ont pu cartographier et caractériser les connexions synaptiques de cette aire particulièrement dense en neurones (environ 100 000 par millimètre cube). C’est ainsi qu’ils ont découvert une règle simple : les neurones sont d’autant plus connectés qu’ils se comportent de la même façon. Comme les amis sur Facebook sont d’autant plus proches qu’ils partagent les mêmes centres d’intérêt…

Ce qui est vrai à l’échelle du neurone ne l’est pas à l’échelle du cerveau

De là à dire que notre cerveau est organisé comme un réseau social, il y a un pas… qu’il ne faut pas franchir. «Ce qui est vrai à l’échelle du neurone ne l’est pas à l’échelle des aires cérébrales», prévient Loïc Magrou. Rappelons qu’on distingue une centaine d’aires cérébrales, qui se connectent entre elles via des faisceaux d’axones pour assurer nos fonctions motrices, sensorielles et cognitives. Pour comprendre ce qui se passe entre ces aires, on ne peut pas seulement prendre en compte les connexions anatomiques (connectivité structurelle). Il faut aussi intégrer la dynamique électrique qui s’établit entre elles (connectivité fonctionnelle). Autrement dit, il faut repérer les aires qui « s’allument » en même temps lors de l’exécution d’une tâche donnée.

Conjuguer ces deux dimensions de la connectivité du cerveau, c’est justement l’ambition de l’équipe de Kenneth Knoblauch et Henry Kennedy au SBRI. Mais pour comprendre l’intérêt de leurs travaux, il faut d’abord s’initier aux outils conceptuels utilisés par les chercheurs qui travaillent sur les réseaux.

Le premier de ces concepts est la théorie des graphes, qui permet de caractériser les réseaux (lire l’encadré).

La théorie des graphes : un puissant outil pour étudier les réseaux

Plan du métro parisien (RATP)

Un exemple de graphe : le plan du métro parisien.

La théorie des graphes est une théorie mathématique dont les objets ont des applications dans tous les domaines liés à la notion de réseau (physique, biologie, sociologie, génétique…). Un graphe est un ensemble de points nommés nœuds (ou sommets, ou encore vertex) reliés par des arêtes (ou liens, ou encore arcs). Les arêtes peuvent être orientées (flèches) ou non (traits). L’ensemble des arêtes entre les nœuds forme une figure similaire à un réseau. On distingue différents types de réseaux en tenant compte de leur forme et de leurs propriétés.

> Pour en savoir plus sur la théorie des graphes

Selon la théorie des graphes, le cerveau peut être représenté comme un réseau dont les nœuds sont constitués par les aires cérébrales et les arêtes par les faisceaux d’axones qui les relient. Ce réseau possède un certain nombre de propriétés caractéristiques.

La première est la densité : elle est définie par le rapport entre le nombre de connexions effectives et le nombre de connexions potentielles. On parlera de réseau épars (sparse network) quand cette densité est faible. Autre propriété importante, la force de connexion : elle est mesurée par le nombre de neurones impliqués dans une connexion. Celui-ci peut aller de quelques dizaines à plus de 100 000. Si l’on prend en compte la force de connexion, on dira que le graphe est pondéré. Enfin, il est possible de tenir compte du sens de connexion, celui-ci pouvant être entrant ou sortant. On parlera alors de graphe orienté.

Pour tenter de mettre de l’ordre dans les réseaux, on a établi de grandes catégories à partir de leur forme (ou topologie) et de leurs propriétés. Pour  E. Bullmore et O. Sporns, [2] notre cerveau relèverait ainsi d’une topologie de type Small World (lire l’encadré).

Small World : l’expérience de Milgram

L’origine du terme Small World (petit monde) provient d’une célèbre étude menée par Stanley Milgram dans les année 1960. L’expérience a consisté à envoyer une lettre du centre des Etats-Unis jusqu’à la côte Est non par la poste, mais en la transmettant de la main à la main à des connaissances personnelles. L’objectif était de déterminer le nombre moyen d’intermédiaires pour que la lettre arrive à destination. A la surprise générale, celui-ci ne fut que de six. D’où l’idée populaire des « six degrés de séparation », qui assure que, sur notre planète, la chaîne qui relie deux personnes ne compte pas plus de 5 maillons.

Dans un graphe de type Small World (SW), la «distance» moyenne entre les nœuds – autrement dit le nombre de connexions intermédiaires – est faible. En outre, certains nœuds, appelés hubs, possèdent un grand nombre de connexions. Ces hubs jouent un rôle particulier dans la distribution de l’information. Si l’on reprend l’exemple de Facebook, réseau SW par excellence, la distance moyenne entre n’importe quel des 1,6 milliard de membres actifs à ce jour est de 3,5. Quant aux hubs, ils sont constitués par les pages des célébrités qui drainent chacune des dizaines de millions de fans.

Aussi séduisant soit-il, le type SW est pourtant contesté par l’équipe du SBRI pour décrire la connectivité générale du cerveau. Son argument principal est qu’un tel modèle ne fonctionne correctement qu’avec un réseau épars. «On a longtemps cru que c’était le cas du cerveau : la densité de connexion était évaluée entre 10 et 30% selon les études, explique Henry Kennedy. Or, en faisant une étude systématique des données de connexion, notre équipe, associée à celle de Zoltán Toroczkai, de l’université Notre-Dame, dans l’Indiana, a montré que la densité de connexion du cerveau était nettement plus élevée : de l’ordre de 70%.» Un niveau incompatible avec un réseau de type SW

A quoi servent les liens «faibles» ?

Comment expliquer un tel écart ? «Dans le premier cas, la densité de connexion ne portait que sur les liens forts, impliquant un nombre important de neurones, poursuit Henry Kennedy. Dans le second, nous avons pris en compte l’ensemble des liens existants, y compris les liens « faibles », qui avaient été jusqu’ici négligés.»

Le rôle de ces liens faibles est aujourd’hui au cœur des débats. Pour les uns, ces connexions ne véhiculent aucune information importante et leur utilité est douteuse. Pour d’autres, elles jouent au contraire un rôle essentiel. C’est l’avis de Pascal Fries, [3] qui dirige le Ernst Strüngmann Institute (ESI) à Francfort. Avec son équipe, il a découvert que ces liens faibles étaient suffisants pour expliquer la synchronisation de l’activité neuronale, qu’on appelle aussi orchestration de l’oscillation. Or cette synchronisation n’a rien d’accessoire. C’est elle en effet qui permet une transmission efficiente de l’information par la mise en condition des neurones cibles (schéma ci-dessous).

Pas de transmission correcte de l’information sans synchronisation de l’activité neuronale

Fries P. 2015. Rhythms for Cognition: Communication through Coherence (Neuron)

Fries P. 2015. Rhythms for Cognition: Communication through Coherence (Neuron).

Dans ce schéma, extrait de l’étude de Pascal Fries, chaque fruit représente une population de neurones qui code pour la représentation de ce fruit. Lui est associé une ligne schématique d’excitation, grossièrement assimilable au potentiel électrique (mV), qui varie dans le temps. Les flèches indiquent le sens de la transmission de l’information : la population du milieu reçoit ainsi des projections d’axones des deux autres. Qu’observe-t-on ? Les deux tracés « pomme » sont synchrones, ils oscillent en phase. Quand la population du haut envoie des potentiels d’actions (PA) à celle du milieu, ils arrivent à destination alors que celle-ci est proche de son maximum d’excitabilité, permettant ainsi un excellent relai de l’information « pomme » de la première population à la seconde. A l’inverse, la population du bas, qui code pour la « poire » est désynchronisée de celle du milieu, voire en antiphase. Du coup, ses PA arrivent à la population du milieu alors que celle-ci est au plus bas de son excitabilité. L’information « poire » n’est pas correctement transmise. On voit donc l’importance de la synchronisation neuronale dans la qualité de transmission de l’information.

La densité élevée du réseau cérébral n’est pas le seul argument qui permet de contester la pertinence du modèle SW pour décrire la connectivité à l’échelle du cerveau. En effet, dans un réseau de ce type, certains nœuds jouent un rôle de hubs : ce sont des points de passage quasi obligatoires pour traverser le réseau. Si l’on applique cette propriété au cerveau, cela signifie que certaines aires doivent être des hubs. Ce qui devrait se traduire par un de degré de connexion nettement plus important que les autres aires. Or l’aire la moins connectée du cerveau compte déjà une vingtaine de connexions (sur 90 possibles), ce qui fait d’elle un hub. Et si toutes les aires sont des hubs, c’est que le modèle utilisé ne convient pas. Il faut donc en trouver un autre. Désolé pour les fans de Facebook !


  • 1. Lee Cossell et al. (2015). Functional organization of excitatory synaptic strength in primary visual cortex, Nature 518, 399-403.

  • 2. Sporns O, Zwi JD. 2004. The small world of the cerebral cortex, Neuroinformatics, 2(2):145-62.

  • 3. Fries P. 2015. Rhythms for Cognition: Communication through Coherence, Neuron. 7;88(1):220-35.
  • Chercheur(s)

    Loïc Magrou

    En fin de thèse au SBRI où il travaille sur la connectivité et la structure du réseau cortical. Sa recherche porte principalement sur la connectivité différentielle des grandes aires corticales, telles les aires visuelles de bas niveau.

    Voir sa page

    Loïc Magrou

    Henry Kennedy

    Responsable scientifique et technique du LabEx CORTEX et co-directeur de l'équipe Cortical Architecture, Coding and Perception au sein du Stem Cell and Brain Research Institute (SBRI, Inserm Lyon). Ses travaux portent sur l'étude de la relation structure-fonction dans le cortex cérébral. Il s'intéresse aussi au développement du cortex cérébral.

    Voir sa page

    Henry Kennedy

    Laboratoire

    Institut de recherche cellule souche et cerveau (SBRI)

    Le SBRI cherche à définir les caractéristiques du cortex humain, de son développement à l’organisation des réseaux neuronaux qui le composent et rendent possible les fonctions cognitives supérieures. Pour cela, il fait appel à de nombreuses disciplines : biologie cellulaire et moléculaire, neuroanatomie, neurophysiologie, psychophysique, comportement, psychologie expérimentale, neurocomputation, modélisation et robotique. Le SBRI est dirigé par Colette Dehay et Henry Kennedy.

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