Diminuer les symptômes dépressifs en reprenant le contrôle de ses actions


La dépression est une maladie mentale qui occasionne une diminution de la capacité des personnes à contrôler leur environnement, c’est-à-dire à faire usage de contrôle cognitif. Pour améliorer la prise en charge des patients, des chercheurs du CRNL développent une approche visant à mieux comprendre les rouages de cette faculté mentale.

Je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme. 

Ces mots extraits d’«Invictus », un poème écrit par le critique littéraire William Ernest Henley alors sur son lit d’hôpital après avoir été amputé du pied (1875), évoquent la lutte contre la fatalité et le dépassement de soi. A l’ère du développement personnel, un tel discours entre en résonance aujourd’hui avec l’injonction sociale que bon nombre d’entre nous subissent, celle de viser la perfection. Être capable, en outre, d’avancer dans la vie grâce au contrôle de nos actions et à l’adaptation constante au monde qui nous entoure. Lorsqu’elle échoue et qu’elle s’associe à la comparaison aux autres, cette quête de la maitrise favorise l’apparition de sentiments de dévalorisation chez les individus à l’estime de soi fragile. Des sentiments qui, s’ils s’installent de façon durable, préparent le terrain d’une maladie touchant près d’un français sur cinq : la dépression.

Être dans l’incapacité d’agir avec maîtrise serait préjudiciable ainsi à notre santé mentale. Mais il est possible d’y remédier : en agissant sur nos propres mécanismes cérébraux. C’est cette volonté qui anime une équipe de spécialistes en neurosciences cognitives dirigés par Romain Ligneul, chercheur au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon (CRNL). Leur objectif : explorer le contrôle cognitif et l’impact de l’environnement sur ce dernier, ce qui pourrait donner naissance à une approche non médicamenteuse permettant aux personnes atteintes de dépression de mieux réguler leur capacité à contrôler leur environnement.

le contrôle cognitif nous permet de réguler nos actions.

La journée de travail touche à sa fin, mais il vous reste à régler un travail urgent… Pour y arriver, plus une minute à perdre : vous mettez (enfin) le téléphone sur silencieux, fermez la boîte mail et tapez sur le clavier sans relever la tête. A travers ces actions, vous faites faire preuve sans le savoir de contrôle cognitif. Indissociables des comportements motivés et orientés vers un but préétabli, le contrôle cognitif est un processus mental qui nous permet de réguler nos pensées et actions afin d’atteindre un objectif. Il est nécessaire si nous voulons nous concentrer sur une tâche et résister aux distractions, mais aussi si nous voulons inhiber nos pensées négatives et orienter notre attention vers une nouvelle tâche.

Comment fonctionne cette faculté mentale ? Pour le savoir, les chercheurs se penchent sur la capacité des individus à l’exercer en se posant plusieurs questions. Dans quelle mesure, les personnes peuvent-elles réaliser des prédictions sur les événements à venir, selon que ces évènements dépendent ou non de leur volonté ? Quels mécanismes sous-tendent leur faculté à décider quand et comment agir ? Sous quelles conditions cette dernière est-elle modifiée ?

Dans une expérience pionnière datée de 1967, les psychologues américains Martin Seligman et Steven Maier [1] ont montré qu’il était possible d’annihiler tout désir d’agir chez des êtres vivants : un phénomène qu’ils ont appelé la « résignation acquise » (learned helplessness en anglais). Pour l’étudier, ils ont fait appel à 24 chiens qu’ils ont réparti en deux groupes et qu’ils ont exposé à des chocs électriques de très basse intensité et de quelques secondes. Dans l’un des groupes, les chiens pouvaient interrompre le stimulus électrique en appuyant leur tête sur un panneau, tandis que dans l’autre, l’appui de la tête ne modifiait en rien ce dernier. Leurs résultats ont montré que les chiens soumis aux chocs électriques inévitables – soit à des stress incontrôlables – devenaient progressivement passifs et se résigner à les subir, tandis que chez les chiens ayant eu au préalable la possibilité d’éviter l’électrisation – soumis donc à des stress contrôlables -, cette « résignation acquise » n’était pas observée. 

Par la suite, en s’intéressant toujours aux mécanismes d’apprentissage du contrôle cognitif en situation de stress, ce même groupe chercheurs a identifié une zone du cerveau jouant un rôle important dans leur mise en œuvre : le cortex préfrontal médian (mPFC). Ce sont des souris de laboratoires cette fois-ci qui ont été mis à contribution. Dans l’ expérience menée en 2006 par l’équipe de neuroscientifiques de l’université du Colorado [2], les souris ont été conditionnées dans un premier temps à recevoir de faibles chocs électriques. Certaines avaient la possibilité de les faire cesser en tournant dans une roue, tandis que pour d’autres, c’était impossible. Comme attendu, les premières montraient moins de signes de stress et de passivité que les secondes. Les chercheurs ont ensuite désactivé le cortex préfrontal médian (mPFC) des souris ayant eux l’occasion de d’interrompre les chocs électriques : celles-ci ont alors fait preuve de réponses stressées identiques aux celles qui étaient incapables de contrôle. Preuve était faite que le mPFC joue un rôle crucial dans la perception et l’exercice du contrôle lors de situations stressantes (voir figure 1).

Le déficit de contrôle cognitif est associable à des troubles de l’attention.

La capacité à exercer un contrôle sur l’environnement semble ainsi être un moyen pour les animaux de se protéger des effets négatifs du stress, qu’ils soient comportementaux ou physiologiques. C’est avec cette idée que des scientifiques ont montré par ailleurs que, dans le cas contraire, les êtres humains peuvent, eux aussi, faire preuve de résignation acquise et que la répétition de stress incontrôlables (un chef tyrannique, une relation toxique, une guerre vécue de près, etc.) est susceptible d’engendrer chez les individus des réponses s’apparentant à des symptômes dépressifs [3] (sentiment de tristesse, perte d’intérêt, augmentation de la fatigabilité notamment).

Allant plus loin, des études récentes indiquent  que les altérations du contrôle cognitif peuvent exacerber la vulnérabilité vis-à-vis de la dépression, un déficit pouvant être associé à des troubles de l’attention et de la mémoire comme souvent observés dans la maladie [4]. Et l’on aurait même identifié les régions du cerveau qui seraient impliquées dans l’expression de ces symptômes. Grâce aux techniques de neuroimagerie, des neuroscientifiques ont en effet montré récemment que le cortex préfrontal dorso-latéral (dlPFC) et le cortex cingulaire antérieur (ACC) jouaient un rôle essentiel dans l’apparition de symptômes dépressifs et dans la capacité amoindrie des personnes dépressives à faire preuve de contrôle cognitif [5] (voir figure 1).

Forts de ces observations, Romain Ligneul et ses collaborateurs au sein du groupe « Contrôle Adaptatif », du CRNL, développent aujourd’hui des travaux de recherche visant à évaluer le contrôle cognitif et la manière dont il change au gré des événements. Leur but est de mieux diagnostiquer les personnes souffrant de dépression, et d’améliorer si possible leur capacité de contrôle cognitif selon une approche qui pourrait, à terme, être non médicamenteuse. A la base de leur démarche, une hypothèse : les patients dépressifs ont tendance à sous-estimer leur capacité à contrôler les événements, autrement dit, ils font preuve d’un biais cognitif modifiant la manière dont ils perçoivent le monde et leur capacité à changer le cours des choses par l’action.  

Faire passer l’individu d’une position de spectateur à celle d’acteur.

Pour les scientifiques, corriger ce biais d’estimation permettrait de favoriser la prise de décisions proactives chez l’individu, de le faire passer alors d’une position de « spectateur » vis-à-vis de son environnement à celle d’«acteur». Avec comme effet attendu, une diminution progressive des symptômes dépressifs.

Oui, mais comment faire ? En étudiant, dans un premier temps, l’évolution des fonctions cérébrales, et tout particulièrement celle du contrôle cognitif, chez des patients souffrant de dépression et recevant à ce titre un traitement à base d’antidépresseur. Et c’est la prise d’antidépresseurs appartenant à la classe des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) qui intéresse les scientifiques.

Pourquoi ? La sérotonine est un neurotransmetteur très impliqué dans la régulation de l’humeur, de l’appétit, du cycle veille-sommeil… Sa faible disponibilité dans le cerveau est une cause reconnue des épisodes dépressifs, aussi la Haute autorité de santé préconise-t-elle, en première intention, le recours aux ISRS pour traiter ces derniers. Le mode d’action de cette catégorie d’antidépresseurs repose en effet sur le blocage d’une molécule (la « 5HTT ») qui assure en temps normal le recyclage de la sérotonine une fois son action achevée dans la synapse (voir figure 2).

En inactivant 5HTT, la concentration du neurotransmetteur reste disponible plus longtemps, ce qui conduit en général à une diminution des symptômes dépressifs et une amélioration des fonctions cérébrales. Deuxième hypothèse des chercheurs de Lyon : le traitement par ISRS permettrait de réduire le sentiment de moindre contrôle chez les patients, et ce sentiment serait quantifiable grâce à une nouvelle méthodologie développée au sein du laboratoire.

C’est ainsi qu’ils ont bâti un plan de travail associant des techniques de neuroimagerie, des tests cognitifs comportementaux[6] et le suivi de patients dépressifs sur une période de huit semaines. Les chercheurs observeront, chez le patient, les modifications d’activité cérébrale sur l’ensemble du cerveau, tout en ayant un regard plus attentif sur les zones citées plus haut (mPFC, dlPFC et ACC). Ils chercheront ainsi à évaluer dans quelle mesure l’augmentation constante du niveau de sérotonine permet de renforcer son activité cérébrale (voir figure 3). Et de normaliser, chez lui, la perception qu’il a de pouvoir agir avec contrôle dans différentes situations.

Les recherches sont en cours. Leurs résultats permettront de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre quand une personne a le sentiment de ne plus pouvoir contrôler ce qui se passe autour d’elle. Et d’imaginer in fine comment corriger cette perception subjective sans avoir recours au médicament, c’est-à-dire en optant plutôt pour des stratégies de réhabilitation cognitive. Parmi les retombées possibles de cette recherche, la construction de tests cognitifs simples qui permettraient d’identifier les patients dépressifs présentant un risque de résistance au traitement par ISRS, chez lesquels donc les symptômes dépressifs pourraient persister malgré la prise médicamenteuse. L’utilisation de tels tests constituerait un gain de temps précieux pour ces patients dont la thérapie pourrait alors être personnalisée en vue de résultats plus robustes et rapides.

Références

1. Seligman ME, Maier SF. Failure to escape traumatic shock. J Exp Psychol ;74(1):1‑9, 1967.

2. Maier SF, Amat J, Baratta MV, Paul E, Watkins LR. Behavioral control, the medial prefrontal cortex, and resilience ; Dialogues Clin Neurosci. ; 8(4):397‑406, 2006.

3. Maier SF, Seligman MEP. Learned helplessness at fifty: Insights from neuroscience. Psychol Rev. ; 123(4):349‑67, 2016.

4. Gotlib IH, Joormann J. Cognition and depression: current status and future directions. Annu Rev Clin Psychol ; 6:285‑312, 2010.

5. Disner SG, Beevers CG, Haigh EAP, Beck AT. Neural mechanisms of the cognitive model of depression. Nat Rev Neurosci ;12(8):467‑77, 2011.

6. Ligneul R, Mainen ZF, Ly V, Cools R. Stress-sensitive inference of task controllability. Nat Hum Behav ; 6(6): 812‑22, 2022.

Chercheur(s)

Romain Ligneul

Chercheur au sein de l’équipe Computation, Cognition et Neurophysiologie (COPHY) du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL), et responsable du groupe "Contrôle Adaptatif".

Romain Ligneul

Manel Merabet

Postdoctorante dans l’équipe COPHY (Computation, Cognition et Neurophysiologie) au sein du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL). "Mon projet vise à étudier les processus de contrôlabilité, d’apprentissage et de prise de décision avant et après le traitement de la dépression. Pour mes recherches, j’ai recours à la magnétoencéphalographie, une technique de neuroimagerie, ainsi qu’à des tâches cognitivo-comportementales."

Manel Merabet

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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