Notre société est-elle de plus en plus polarisée ?


La polarisation devient progressivement un lieu commun pour parler des opinions. On a le sentiment que la société se fragmente en une multitude de sous-ensembles. Que les gens s’isolent, que des groupes ennemis se constituent et que les pensées se durcissent. Qu’en dit la recherche scientifique ? Et notamment les neurosciences cognitives ?

Pas un jour sans qu’un éditorialiste ne déplore la polarisation de l’opinion. Que ce soit dans le contexte du conflit israélo-palestinien, de l’immigration, de l’avortement, de la fin de vie, du nucléaire, des pesticides, aucune thématique ne semble échapper à ce phénomène. Généralement attribué à l’influence délétère des réseaux sociaux, qui mineraient la cohésion sociale, pousseraient à la radicalisation des esprits et à la recrudescence de la violence, ce constat est-il un lieu commun ou est-il fondé ? Depuis plusieurs années, des chercheurs en psychologie, sciences politiques, économie comportementale et maintenant en neurosciences cognitives essaient de répondre à cette question. Leurs conclusions sont plutôt rassurantes : la polarisation existe bien, mais elle ne concerne heureusement qu’un nombre limité de sujets.

De quoi parle-t-on ? La notion de polarisation renvoie à l’idée de deux pôles mobilisés autour d’un sujet et radicalement opposés dans leur opinion. Si l’on distribue les opinions d’une population le long d’une ligne horizontale, cela se traduit par l’émergence de deux blocs. Plus la polarisation sera forte, plus la distance entre les blocs sera grande. La polarisation s’oppose ainsi au consensus, lorsque les opinions convergent, et au dissensus, lorsqu’aucune opinion ne se distingue du lot.

Comment étudier la polarisation de manière scientifique ? Dans une approche comportementale, une solution consiste à reconstituer en laboratoire la manière dont l’opinion se forme dans des groupes plus ou moins importants. Pour cela, on crée des jeux qui s’inspirent des situations réelles tout en contrôlant certains paramètres. Par exemple, un jeu de billes avec 40 participants. Soit un sac « rouge » contenant 7 billes rouges et 3 billes vertes et un sac « vert » contenant 7 billes vertes et 3 billes rouges. Les participants sont répartis en réseau selon deux configurations : soit d’une manière aléatoire (réseau Erdös–Rényi), soit en huit communautés de cinq participants (réseau Stochastic Block), chaque joueur étant alors entouré de quatre voisins. L’opérateur du jeu choisit arbitrairement l’un des deux sacs. Il en extrait une bille et la montre à tous les participants. A tour de rôle, chaque joueur doit donner son avis sur la couleur présumée du sac. Le jeu dure ainsi douze tours. Le gagnant est celui qui a annoncé la bonne couleur du sac le plus grand nombre de fois. Précision : chaque joueur voit la couleur pour laquelle ses voisins ont voté au tour précédent.

Trois types de réseau. (a) réseau Erdös-Rénvi, dont les connexions forment un imbroglio (b) réseau Royal Family, centré autour de quelques membres (c) réseau Stochastic Block, composé de plusieurs communautés (d’après Choi et Moisan, 2023)

Qu’observe-t-on avec un tel dispositif ? Lorsque le réseau est constitué d’un imbroglio de connexions, dans un réseau réseau Erdös–Rényi, le groupe converge rapidement vers un consensus sur la couleur. En revanche, lorsqu’il est organisé en petites communautés, on observe généralement un manque d’accord à grande échelle. En fait, après quelques tours, le consensus disparaît souvent complètement1. Dans cette expérience, la rupture du consensus au niveau global semble liée à la présence de communautés. Vraisemblablement, une forte connexion entre tous les membres d’un réseau permet plus facilement d’agréger l’information et de la repartager, ce qui amène l’ensemble du réseau vers la même opinion. Cependant, rien ne permet pour l’instant de dire si la rupture du consensus dans la situation en communautés est due à une polarisation des opinions.

Le monde regorge de stimuli simples comme des sacs de billes. Mais il offre aussi des stimuli plus complexes, portant sur des sujets plus personnels et pour lesquels chacun s’est déjà formé une opinion. Or c’est la confrontation avec ce type de stimuli qui a été démultipliée avec l’avènement d’internet et des réseaux sociaux. Quelles en sont les conséquences pour les opinions au niveau d’une population ?

Glossaire

Chambres d’écho : situations où des individus se retrouvent isolés dans un espace fermé, partageant entre eux des informations en accord avec leur opinion provenant d’un faible nombre de sources, et évitant celles qui entrent en contradiction avec leur opinion.

Bulles de filtre : univers d’information personnalisés liés aux algorithmes de recommandation utilisés par les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux.

On dit souvent que les gens sont enfermés dans leur bulle d’information sous l’effet des réseaux sociaux. Or ce n’est pas ce que dit la littérature scientifique. En effet, en Occident, les chambres d’écho (voir glossaire) ne concernent pas plus de 3 à 5% de la population2. Même constat pour les bulles de filtre. Les algorithmes influençant l’affichage des résultats dans les moteurs de recherche ne sont pas personnalisés au point d’appauvrir les régimes d’information, assurent les chercheurs. Quant à ceux utilisés par les réseaux sociaux, ils favorisent la diversité d’usages, la connexion entre utilisateurs distants et l’exposition à des contenus inattendus3. En outre, les internautes ne s’informent pas que de cette façon. La diffusion publique d’informations et l’exposition à l’information en dehors des réseaux sociaux en ligne atténuent les chambres d’écho préexistantes2,4. Résultat : la consommation de médias dans la population est souvent équilibrée, indépendamment de l’affiliation partisane2. En outre, sur de nombreux sujets, la plupart des individus n’ont pas d’opinions tranchées5. Si l’on regarde ce qui s’est passé lors de l’élection américaine de 2016, on constate que, sur Twitter (aujourd’hui X), les fake news représentaient environ 6% de l’ensemble de la consommation d’informations et qu’elles étaient concentrées à 80% sur 1% des utilisateurs6. En temps normal, elles ne représenteraient que 0.15%7. Autant d’éléments qui tendent à relativiser la prévalence de la polarisation de l’opinion publique et l’influence des médias dans ce phénomène.

La polarisation idéologique a diminué dans le monde dernièrement, alors que la polarisation affective a augmenté.

Alors, d’où vient cette croyance que notre société se polarise de plus en plus ? Les études montrent que les personnes les plus susceptibles de choisir des contenus conformes à leurs opinions sont essentiellement celles qui ont les convictions partisanes ou idéologiques les plus fortes, qui sont le plus sûres de leurs convictions ou qui sont les plus intéressées ou engagées politiquement8–11. L’idéologie et la politique sont donc les champs les plus susceptibles de pousser les individus à s’isoler dans leurs opinions.

Les différents types de polarisation

Les sciences sociales distinguent plusieurs types de polarisation. La polarisation idéologique ou politique correspond au degré de désaccord des individus sur les questions politiques. La polarisation affective fait référence aux sentiments qu’éprouvent les individus à l’égard de « l’autre camp », c’est-à-dire ceux avec lesquels ils sont en désaccord sur une question donnée. Enfin, les sciences politiques portent beaucoup d’attention à la polarisation des élites, c’est-à-dire la forte distance idéologique entre les partis et la forte homogénéité au sein des partis, dont les messages peuvent encourager l’unité ou approfondir les clivages sociaux.

Dans l’ensemble, les études montrent que la polarisation idéologique a diminué dans le monde ces dernières années8, alors que la polarisation affective a plutôt augmenté. Le fait que les schémas varient considérablement dans le temps, comme lorsque des événements sociétaux bouleversent les opinions, contredit l’idée qu’une cause unique telle que les réseaux sociaux est à l’origine de la polarisation partout12,13. Les tendances varient également selon les pays – lente et constante aux USA ces quarante dernières années, plus intense ces vingt dernières années dans certains pays Européens 12,13 – suggérant des facteurs spécifiques aux populations14. La raison est vraisemblablement une augmentation de la polarisation affective, l’appréciation et la confiance envers les membres du parti opposé déclinant ces dernières années malgré un électorat d’accord sur une majorité de sujets15,16.

Les partis politiques jouent un rôle clé dans la polarisation de leurs adhérents et de leurs sympathisants. Aux États-Unis, par exemple, leurs prises de position sur le changement climatique ou l’épidémie de Covid-19 sont responsables d’une polarisation idéologique en dépit du consensus scientifique sur ces sujets. Le maintien délibéré par un parti politique d’une ambiguïté sur une question, y compris scientifique, y participe17–20.  Ainsi, la confiance dans les agences scientifiques a rapidement diminué chez les Républicains aux États-Unis21. En conséquence, la polarisation affective risque d’augmenter, et avec elle la désinformation et le désir de heurter le parti adverse22.

Les objets qui tendent à induire de la polarisation sont à caractère politique, mais ils ne polarisent pas tout le monde.

En résumé, le phénomène de polarisation des opinions semble se manifester dans des conditions précises et relativement limitées. Les objets qui tendent à induire de la polarisation sont essentiellement ceux à caractère politique, mais ils ne polarisent pas tout le monde. Seuls ceux dont l’identité est mobilisée par l’appartenance partisane tendent à former des opinions fortes. Néanmoins, et peut être parce que la corrélation entre les opinions des citoyens et leur identification à un parti a augmenté de manière significative cette dernière décennie23, les acteurs politiques jouent un rôle prépondérant dans ce phénomène. En engageant l’affect, ceux-ci mobilisent les valeurs des citoyens au point de forcer un positionnement. Ceux-ci se retrouvent incités à maintenir et à partager des croyances, mêmes incorrectes, par sentiment d’affiliation politique22. D’autres facteurs économiques, comme la conjecture économique18, et psychologiques comme le dogmatisme24 ou la perception de la nécessité de mettre à jour ses croyances25 jouent également un rôle important.

La littérature scientifique ne permet pas encore de dire à quel point les individus s’isolent dans leurs opinions lorsque celles-ci concernent d’autres champs que la politique ; ni à quel point d’autres champs que la politique peuvent amener les individus à se polariser. Cependant des expérimentations citoyennes telles que America in One Room26 ou la récente Convention citoyenne sur la fin de vie montrent que des dispositifs permettent d’aboutir à un consensus sur des thématiques politiques clivantes entre individus issus de groupes d’appartenance politiques et idéologiques distincts. Pour comprendre les conditions dans lesquelles les opinions se polarisent lorsque les enjeux ne sont ni politiques ni émotionnels, une collaboration vient d’ailleurs de s’instaurer entre les équipes de recherche de Frédéric Moisan (GATE), Jean-Claude Dreher (ISC-MJ) et Alain Barrat (CPT). Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Références

1.        Choi S, Goyal S, Moisan F, To YYT. Learning in Networks: An Experiment on Large Networks with Real-World Features. Manage Sci. 2023 ;(February):0-10.

2.        Fletcher R, Robertson CT, Nielsen RK. How Many People Live in Politically Partisan Online News Echo Chambers in Different Countries? J Quant Descr Digit Media. 2021;1:1-56.

3.        Bruns A. It’s Not the Technology, Stupid: How the ‘Echo Chamber’ and ‘Filter Bubble’ Metaphors Have Failed Us. Int Assoc Media Commun Res. 2019:7-11.

4.        Newman N, Fletcher R, Schulz A, Andi S, Robertson CT, Nielsen RK. Reuters Institute Digital News Report 2021: 10th Edition. Reuters Inst Study Journal Univ Oxford. 2021:164.

5.        Flaxman S, Goel S, Rao JM. Filter bubbles, echo chambers, and online news consumption. Public Opin Q. 2016; 80:298-320.

6.        Grinberg N, Joseph K, Friedland L, Swire-Thompson B, Lazer D. Political science: Fake news on Twitter during the 2016 U.S. presidential election. Science (80- ). 2019; 363(6425):374-378.

7.        Allen J, Howland B, Mobius M, Rothschild D, Watts DJ. Evaluating the fake news problem at the scale of the information ecosystem. 2020; (April):1-7.

8.        Arguedas AR, Robertson CT, Fletcher R, Nielsen RK. Echo Chambers, Filter Bubbles, and Polarisation: a Literature Review. R Soc. 2021:1-42.

9.        Iyengar S, Hahn KS. Red media, blue media: Evidence of ideological selectivity in media use. J Commun. 59(1):19–39.

10.      Garrett RK. Echo chambers online?: Politically motivated selective exposure among Internet news users. J Comput Commun. 2009;14(2):265-285.

11.      Tucker J, Guess A, Barbera P, et al. Social Media, Political Polarization, and Political Disinformation: A Review of the Scientific Literature. SSRN Electron J. 2018.

12.      Gidron N, Adams J, Horne W. Toward a comparative research agenda on affective polarization in mass publics. APSA Comp Polit Newsl. 29:30–36.

13.      Reiljan A. Fear and loathing across party lines’ (also) in Europe: Affective polarisation in European party systems. Eur J Polit Res. 59(2):376–396.

14.      Fletcher R, Newman N, Schulz A. A Mile Wide, an Inch Deep: Online News and Media Use in the 2019 UK General Election. SSRN Electron J. 2020.

15.      Iyengar S, Lelkes Y, Levendusky M, Malhotra N, Westwood SJ. The origins and consequences of affective polarization in the United States. Annu Rev Polit Sci. 2019; 22(1):129–146.

16.      Mason L. The rise of uncivil agreement: Issue versus behavioral polarization in the American electorate. Am Behav Sci. 2013; 57(1):140–159.

17.      Merkley E, Stecula DA. Party elites or manufactured doubt? The informational context of climate change polarization. Sci Commun. 40(2):258–274.

18.      Brulle RJ, Carmichael J, Jenkins JC. Shifting Public Opinion on Climate Change: An Empirical Assessment of Factors Influencing Concern Over Climate Change in the US, 2002–2010. Clim Change. 114(2):169–188.

19.      Green J, Edgerton J, Naftel D, Shoub K, Cranmer SJ. Elusive consensus: Polarization in elite communication on the COVID-19 pandemic. Sci Adv. 2020.

20.      Hart PS, Chinn S, Soroka S. Politicization and polarization in COVID- 19 news coverage. Sci Commun. 2020; 42(5):679–697.

21.      Hamilton LC, Safford TG. Elite Cues and the Rapid Decline in Trust in Science Agencies on COVID-19. Sociol Perspect. 2021; 64(5):988-1011.

22.      Osmundsen M, Bor A, Vahlstrup PB, Bechmann A, Petersen MB. Partisan Polarization Is the Primary Psychological Motivation behind Political Fake News Sharing on Twitter. Am Polit Sci Rev. 2021; 115(3):999-1015.

23.      Gentzkow M. Polarization in 2016. Toulouse Netw Inf Technol Whitepaper. 2016:1-23.

24.      Schulz L, Rollwage M, Dolan RJ, Fleming SM. Dogmatism manifests in lowered information search under uncertainty. Proc Natl Acad Sci U S A. 2020;117(49):31527-31534.

25.      Pennycook G, Cheyne JA, Koehler DJ, Fugelsang JA. On the belief that beliefs should change according to evidence: implications for conspiratorial, moral, paranormal, political, religious, and science beliefs. Judgm Decis Mak. 2020; 15(4):476-498.

26.      Fishkin J, Siu A, Diamond L, Bradburn N. Is Deliberation an Antidote to Extreme Partisan Polarization? Reflections on “america in One Room.” Am Polit Sci Rev. 2021:1464-1481.

Chercheur(s)

Valentin Guigon

Post-doctorant dans l'équipe Neuroeconomics, sous la direction de Jean-Claude Dreher à l'Institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod (ISC-MJ), et dans l'équipe Behavioral Economics, sous la direction de Marie Claire Villeval au Groupe d'analyse et de théorie économique (GATE). Il s'intéresse aux processus cognitifs lors de prises de décision en contexte social et aux bases cérébrales qui les sous-tendent.

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Valentin Guigon

Jean-Claude Dreher

Directeur de l’équipe «Neuroéconomie, récompense et prise de décision» au sein du Centre de neurosciences cognitives (UMR 5229, Lyon). L’objectif de ses recherches est de mieux comprendre les mécanismes neuronaux de la prise de décisions individuelle et sociale, ainsi que ses relations au système de récompense.

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Jean-Claude Dreher

Marie Claire Villeval

Directrice de recherche CNRS au sein du Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne et directrice de la plateforme GATE-Lab, spécialiste d’économie comportementale et expérimentale.

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Marie Claire Villeval

Laboratoire

Institut des sciences cognitives (ISC) Marc-Jeannerod

Laboratoire

Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne (GATE LSE)

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