Pourquoi les théories du complot plaisent à notre cerveau


Chaque fois que surviennent des événements collectifs d’importance, des thèses naissent pour les imputer à un petit groupe secret et machiavélique. C’est encore le cas avec l’épidémie de Covid-19. Sur quels biais cognitifs prospèrent ces théories du complot? Pourquoi notre cerveau se laisse-t-il séduire par de telles fables ?

Le confinement a-t-il profité aux théories du complot ? Oui, si l’on en croit Conspiracy Watch,  l’observatoire du conspirationnisme, qui publie une carte montrant une inflation de « commentaires, déclarations et propos à caractère complotiste » autour de la pandémie de Covid-19. Si le terme « conspirationnisme » n’est entré dans le dictionnaire qu’en 1991, la réalité qu’il désigne est, elle, bien plus ancienne. Au XIVe siècle déjà, la peste noire suscita la recherche de boucs émissaires et la dénonciation d’un prétendu « complot juif », entraînant massacres et persécutions. De la peste noire à la Covid-19, l’histoire est jalonnée de thèses prêtant à des sociétés secrètes le projet de dominer le monde et la responsabilité d’événements dramatiques, comme l’assassinat du président Kennedy ou l’attentat contre le World Trade Center, pour prendre des exemples proches de nous. Qu’est-ce qui pousse donc l’esprit humain à adhérer aussi facilement aux théories du complot  ?

Dans un monde complexe, les théories du complet offrent un remède à l’incertitude.

La première raison de leur succès, c’est qu’elles offrent un remède à l’incertitude. « Les théories du complot résolvent beaucoup de questions, parce qu’elles agrègent beaucoup d’informations sur le monde, en offrant un narratif qui fait un seul bloc », explique Valentin Guigon, qui réalise une thèse partagée entre le Groupe d’Analyse et de Théorie Économique (GATE) et l’Institut des Sciences Cognitives (ISC)¹. Ainsi, les théories associées aux lobbies pharmaceutiques – « Big Pharma » – expliquent pourquoi les vaccins sont obligatoires, d’où provient le coronavirus, la corruption en politique, etc. Dans un monde complexe, c’est un atout majeur : « D’après les études sur la valeur des informations, poursuit le chercheur, il semblerait que celles dont on prédit qu’elles diminueront l’incertitude sur le monde possèdent une forte valeur. »

Ces discours peuvent aussi offrir une grande satisfaction intellectuelle. C’est ce que Gérald Bronner, sociologue qui  étudie les croyances, appelle l’effet de dévoilement. Il se base sur le fait que résoudre une énigme est un exercice plaisant et satisfaisant, un phénomène largement étudié en neurosciences. « Il suffit souvent au mythe du complot de débusquer des anomalies et des éléments énigmatiques pour générer un vide inconfortable qu’il se propose bien vite de combler par un récit »,écrit-il dans son essai La démocratie des crédules. La théorie du complot portant sur les programmes Apollo s’appuie ainsi sur une longue liste d’éléments plus ou moins troublants pour échafauder son récit.

Le manque de confiance dans les institutions et la corruption peuvent encourager la crédulité

Bien sûr, le cerveau n’est pas le seul responsable dans cette affaire. Le contexte socioculturel a son importance. « Le manque de confiance dans les institutions et la corruption peuvent encourager la crédulité face aux théories complotistes », assure ainsi Marie Claire Villeval, chercheuse au CNRS et directrice du GATE-LAB. C’est le cas des médias grand public, dont l’indépendance et la crédibilité sont de plus en plus critiquées. Résultat, « l‘information vient de plus de plus des réseaux sociaux, où sa qualité n’est pas contrôlée, note la chercheuse. De fausses informations circulent. Dès lors, toute information est susceptible d’être vraie ou fausse. » Ce qui renforce encore plus la suspicion.

Comment lutter contre ce phénomène ? En démontant patiemment les arguments fallacieux et en opposant la force des faits, direz-vous. Pas si simple. Rien de plus difficile que de faire douter un conspirationniste. Cette difficulté vient, entre autres, de la manière dont le cerveau fonctionne. Depuis les années 1990, la psychologie et les neurosciences modélisent le cerveau comme une machine prédictive : notre esprit se représente le monde qui l’entoure en faisant des prédictions basées sur des probabilités estimées à partir de ce qu’il sait. Donc, une fois qu’une information entre dans cette représentation du monde, elle a tendance à y rester. « Évaluer positivement une information accroît la probabilité de réévaluer positivement cette information ou des éléments associés », traduit Valentin Guigon. C’est une mesure d’efficacité : personne ne voudrait avoir à tout revérifier en permanence. Remettre en question sa vision du monde demande donc un effort coûteux au cerveau : face à une information hétérodoxe, il va se demander si cela vaut le coup de lancer une réflexion nouvelle ou s’il n’est pas préférable de faire appel à l’intuition.

Le «biais de confirmation» est d’abord un moyen de s’économiser un effort cognitif.

Ce fonctionnement explique en partie le fameux « biais de confirmation ». Cette distorsion cognitive nous pousse à favoriser les informations qui confirment nos croyances et à ignorer ou rejeter les éléments contradictoires. Pour Valentin Guigon, le biais de confirmation est à l’origine un moyen de s’économiser un effort cognitif. Mais il enferme celui qui y cède dans un cercle vicieux. C’est pourquoi certains conspirationnistes deviennent hermétiques à toute controverse. «  Remettre en question des éléments de la théorie bouleverse ce rapport au monde, explique le chercheur. Il est plus simple de considérer la personne qui cherche à convaincre comme corrompue, ce qui renforce le narratif et le rend encore plus complexe à dénouer.  » 

Si le biais de confirmation est hérité de longue date, il est exacerbé aujourd’hui par la dynamique des réseaux sociaux. Celle-ci est maintenant assez bien comprise, grâce à des scientifiques comme Albert-László Barabási, auteur du livre Network science. Ce chercheur  a montré comment l’information transite par des pôles (hubs, en anglais), et se concentre dans des petits cercles où elle se propage rapidement. Alors qu’on pourrait croire qu’internet est un endroit propice à une diffusion large des informations et au débat contradictoire, on observe dans les faits une concentration de l’information, laquelle favorise le renforcement des croyances. « Pour savoir quoi penser d’une théorie, on échantillonne les croyances des gens qu’on côtoie, explique Valentin Guigon. Si la croyance globale des proches est favorable à une théorie, alors on attribue à cette croyance un grand poids, et la théorie inverse obtient un poids plus petit. Dans ce cas-là, plus besoin de chercher à falsifier. »

Un phénomène accentué par l’appétence des réseaux sociaux pour les contenus saillants

S’ajoute à cela un facteur aggravant : les théories du complot sont plus à même d’être partagées massivement sur les réseaux sociaux.  Une étude de 2018  parue dans Science a montré que les fausses nouvelles se propagent plus vite et plus largement que les vraies. L’hypothèse des auteurs est que ce phénomène serait dû au degré de nouveauté plus important et à la réaction émotionnelle plus forte associés aux fausses nouvelles. Valentin Guigon va dans le sens de cette analyse : « Le cerveau est très sensible à ce qui est saillant, et la nouveauté est saillante. L’activation des émotions signale au lecteur, au niveau neuronal, que l’information est pertinente ». Ceci s’applique aux théories du complot, qui produisent ainsi naturellement du contenu viral, parce que sensationnel et excitant.

Les pôles, qui ont beaucoup d’influence et jouent le rôle de gare centrale, ont une grande responsabilité : en témoigne le cas extrême de cet adolescent diabétique qui a arrêté de prendre de son insuline à cause d’un pseudo-thérapeute très actif sur le web. « Les pôles ont souvent beaucoup de crédit auprès de leur abonnés. Les influenceurs peuvent avoir plus de poids que des membres de la famille, par exemple », indique Valentin Guigon. Mais ils peuvent être aussi une des rares portes vers du contenu diversifié. Le chercheur donne dans ce cadre une piste pour limiter le conspirationnisme : « Une idée serait de multiplier les pôles et les liens entre les mini-réseaux, ce qui diminuerait l’importance de chaque membre, et favoriserait l’exposition à des contenus alternatifs. »

Le biais de confirmation et les mécaniques des réseaux sociaux rendent la lutte contre le complotisme difficile. Mais l’espoir existe : le fait que la science s’intéresse à ce phénomène est déjà une bonne nouvelle. Marie Claire Villeval voit l’éducation comme un levier important. « Tout n’est pas à sens unique, remarque la chercheuse. Exposer les gens à des théories complotistes peut aussi contribuer à leur apprendre à se méfier. » Mais il reste beaucoup à faire : « Il faudrait tester comment renforcer les capacités de détection des mensonges des individus, leurs capacités d’analyse critique, par la confrontation de sources diverses, la certification des sources d’information et bien sûr des politiques éducatives en général pour élever les capacités cognitives », ajoute la chercheuse. Valentin Guigon suggère aussi l’apprentissage d’une diversité de points de vue : « On pourrait essayer de montrer aux individus les différents modèles existants, dans quelles conditions ils fonctionnent, et leurs limites. Il faudrait pousser à maintenir plusieurs croyances ambivalentes, ce qui permettrait une meilleure tolérance à l’incertitude. Et montrer que laisser une problématique flotter sans la résoudre, ce n’est pas grave ! »

(1) Thèse supervisée par Jean-Claude Dreher, directeur du laboratoire de neuroéconomie à l’Institut des sciences cognitives – Marc Jeannerod, et Marie Claire Villeval, Groupe d’analyse et de théorie économique Lyon-Saint-Etienne.

Chercheur(s)

Valentin Guigon

Post-doctorant dans l'équipe Neuroeconomics, sous la direction de Jean-Claude Dreher à l'Institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod (ISC-MJ), et dans l'équipe Behavioral Economics, sous la direction de Marie Claire Villeval au Groupe d'analyse et de théorie économique (GATE). Il s'intéresse aux processus cognitifs lors de prises de décision en contexte social et aux bases cérébrales qui les sous-tendent.

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Valentin Guigon

Marie Claire Villeval

Directrice de recherche CNRS au sein du Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne et directrice de la plateforme GATE-Lab, spécialiste d’économie comportementale et expérimentale.

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Marie Claire Villeval

Jean-Claude Dreher

Directeur de l’équipe «Neuroéconomie, récompense et prise de décision» au sein du Centre de neurosciences cognitives (UMR 5229, Lyon). L’objectif de ses recherches est de mieux comprendre les mécanismes neuronaux de la prise de décisions individuelle et sociale, ainsi que ses relations au système de récompense.

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Jean-Claude Dreher

Laboratoire

Institut des sciences cognitives (ISC) Marc-Jeannerod

Laboratoire

Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne (GATE LSE)

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