Quand un ver elegans nous plonge au cœur des synapses


Le petit ver C. elegans a permis à deux biologistes américains d’être récompensés du prix Nobel de médecine et de physiologie 2024. A Lyon, il est l’allié précieux aussi des neurobiologistes du laboratoire MeLiS qui explorent le fonctionnement des synapses à l’aide de la génétique. Décryptage.

En octobre dernier, le prix Nobel de médecine a été décerné aux chercheurs Victor Ambros et Gary Ruvkun pour avoir découvert, en 1993, qu’une classe particulière de molécules, les microARN, permettent de réguler l’activité des gènes. Certes, à cette date, les grandes étapes par lesquelles les cellules de notre corps produisent les protéines nécessaires à leur fonctionnement étaient bien identifiées : l’ADN du noyau cellulaire est transcrit en une molécule intermédiaire, l’ARN messager (ARNm), sorte de parchemin traduit ensuite à l’extérieur du noyau. Alors que toutes nos cellules contiennent le même ensemble de gènes, elles ne fabriquent pas les mêmes protéines toutefois. C’est ce qui rend une cellule musculaire différente d’un globule rouge par exemple. Si l’on connaissait déjà certains mécanismes à l’origine des différences d’expression d’un type cellulaire à un autre, les lauréats du prix Nobel ont ajouté une pièce essentielle au puzzle en dévoilant l’existence des microARN qui permettent d’inhiber de façon sélective l’expression génétique.

Publiée dans un journal scientifique de renom [1,2], cette découverte majeure en génétique a pourtant longtemps été ignorée par la communauté des chercheurs. Pour quelle raison ? Car les Américains avaient prouvé l’existence des microARN en étudiant des gènes impliqués dans le développement embryonnaire d’un ver rond d’un millimètre de long, répondant au nom délicat de Caenorhabditis elegans, mais qui n’existent pas chez l’Homme. De fait, on pensait que ce type de régulation génétique était une particularité du nématode. En 2000 toutefois, Gary Ruvkun s’intéresse à un gène conservé dans le règne animal à travers l’évolution, c’est-à-dire commun aux deux espèces, le gène let-7, et montre qu’il produit lui aussi un micro-ARN [3]. Preuve était faite que la régulation génétique par les microARN existe aussi chez l’être humain. 1 000 d’entre eux ont d’ailleurs été décrits à ce jour. Depuis, on a montré que ce mécanisme fin de régulation génétique est universel au sein des organismes pluricellulaires.

Un petit ver, pouvant paraître insignifiant aux yeux de la plupart, peut ainsi se révéler de grande valeur lorsqu’il s’agit de faire des recherches en biologie. C’est d’ailleurs l’un des modèles favoris utilisés par le laboratoire MeLiS de Lyon pour étudier le fonctionnement de la synapse, c’est-à-dire la zone de contact qui existe entre deux neurones. L’étude du ver a permis à l’une de ses équipes de décrypter un mécanisme fondamental permettant aux neurones de transférer le signal nerveux d’une cellule neuronale à une autre. Une recherche, ou plutôt une enquête scientifique, dont nous vous livrons les principaux éléments ci-dessous, avec plaisir.

C.elegans possède un système nerveux dont on connaît toutes les connexions

Il était une fois donc un petit ver que nous baptiserons C. elegans pour faire plus court. S’il ne paie pas de mine, C. elegans est considéré comme un véritable « couteau suisse » par les biologistes. Son emploi présente en effet de nombreux avantages. Tout d’abord, son génome renferme près de 70% des gènes présents dans le corps humain. Et il est plus aisé d’étudier la fonction de ces gènes chez le ver plutôt que chez l’Homme, pour extrapoler ensuite les mécanismes biologiques identifiés d’une espèce à l’autre. Le système nerveux du ver est par ailleurs bien plus simple que le nôtre (Schéma ci-dessous) : son cerveau a ainsi la forme d’un unique anneau appelé anneau neural. Il possède l’équivalent de notre moelle épinière sous la forme de deux structures fibreuses dont l’une longe le corps du ver en position dorsale et l’autre en position ventrale. Enfin, depuis les années 80, les neurobiologistes disposent d’une carte précieuse : celle qui indique comment les 302 neurones du ver, et non 100 milliards comme chez l’être humain, sont connectés les uns avec les autres, ce qu’on appelle le connectome.

Dans les années 2010, l’équipe menée par le neurobiologiste Jean-Louis Bessereau a cherché à identifier des gènes impliqués dans la formation des synapses : le gène de la punctine est l’un d’entre eux. Comme la fonction de ce gène était un total mystère, l’envie fut grande de lever l’inconnue.

En observant comment est exprimé le gène punctine dans les cellules de C. elegans, les scientifiques ont compris qu’il donnait lieu à la production d’une protéine – nommée Punctine en accord avec le nom du gène – dans les neurones du nématode contrôlant ses muscles. Or cette protéine peut se présenter sous trois versions légèrement différentes, appelées des « isoformes » : deux d’entre elles (les formes A et C) sont des formes longues de la molécule. A contrario, la troisième version (la forme B) est courte et ne contient que la seconde moitié de la protéine Punctine[4]. Quel en était la raison ? Quel(s) rôle(s) différent(s) pouvaient bien jouer ces 3 formes ?

La Punctine est nécessaire pour que les récepteurs du message nerveux se positionnent dans la synapse

Pour investiguer la fonction de ces 3 versions différentes de la Punctine, les chercheurs ont procédé en plusieurs étapes. Tout d’abord, ils ont muté le gène punctine afin de le rendre inopérant et d’empêcher la production des protéines. Suite à cette opération, les scientifiques ont observé une modification des sites où se localisent les « récepteurs cholinergiques et GABAergiques » : ce sont de petits bouts de molécules qui se situent d’ordinaire dans la synapse. Lesdits récepteurs moléculaires sont connus pour réguler le passage de l’influx nerveux en agissant de façons opposées (voir encart ci-dessous) : les récepteurs cholinergiques favorisent la transmission de l’information entre les neurones en captant l’acétylcholine, un messager chimique à effet excitateur libéré dans la synapse, tandis que les récepteurs GABAergiques détectent l’acide γ-aminobutyrique (un nom qu’on remplace par « GABA » par simplicité) pour transmettre une information qui inactive les neurones.

Surprise ! Quand on rend silencieux le gène de la punctine dans les neurones moteurs, les récepteurs cholinergiques et ceux du GABA se retrouvent alors localisés …. en dehors de la synapse.

Une première conclusion importante émerge :  la Punctine joue un rôle clef pour que les récepteurs responsables de la transmission du signal nerveux se positionnent correctement à l’intérieur des synapses.

Les chercheurs ont rendu la Punctine fluorescente pour suivre son évolution dans les tissus

Lorsque le gène de la punctine est actif cette fois-ci, trois versions de la protéine, deux longues et une courte, peuvent donc être sécrétées. Pour interagir à priori avec deux récepteurs moléculaires aux effets antagonistes. Mais qui (quelle protéine) fait quoi ? Et plutôt dans un premier temps, qui est où ? Afin de comprendre plus avant l’action des isoformes A, C et B, les scientifiques ont décidé de suivre leur évolution au microscope au sein des tissus biologiques. Pour cela, ils ont modifié la séquence ADN du gène de la punctine chez plusieurs vers de sorte à ce que la protéine exprimée ait, incorporée dans sa structure, une molécule d’un vert fluorescent (la GFP), ce qui la rend visible.

Grâce à cette technique, les chercheurs ont vérifié que les formes A, C et B étaient bien libérées par les neurones dans la zone de la synapse et qu’elles y restaient confinées. Mais, avec une répartition différente selon l’action du neurone. Il existe en effet deux sortes de cellules neuronales : les neurones excitateurs permettent l’activation et la contraction des muscles, tandis que les neurones inhibiteurs désactivent et détendent les fibres musculaires.

Dans le cas des premiers, les cellules musculaires situées en aval des synapses excitatrices témoignent de récepteurs cholinergiques à leur surface. Tandis que dans le cas des seconds, ce sont des récepteurs du GABA qui colonisent la surface des cellules en aval des synapses inhibitrices. En observant la fluorescence émise par les trois isoformes A, C et B, les neurobiologistes ont constaté que les formes longues A et C étaient sécrétées exclusivement au niveau des synapses excitatrices, alors que la forme courte B intervenait dans les deux types de fentes synaptiques, inhibitrices et excitatrices.

Une deuxième conclusion apparaît : puisque la forme B est la seule produite au sein des neurones inhibiteurs, sa libération est suffisante pour organiser les récepteurs du GABA à la surface des synapses inhibitrices.

A la clé, de nouveaux résultats de labo à détricoter

Que se passe-t-il au niveau des synapses excitatrices ? Pour le savoir, les chercheurs ont utilisé un nouveau petit bricolage génétique. Ils ont sorti de leur placard les vers mutants dont le gène de la punctine avait été rendu inactif. Ils ont réactivé le gène en question mais de façon partielle : de sorte à ce qu’une seule des trois formes protéiques ne soit exprimée à la fois.

A la clé, de nouveaux résultats de laboratoire qu’il a fallu détricoter : lorsque l’expression du gène de la punctine donne lieu à une protéine de forme longue unique, la A ou la C, on observe bien des récepteurs cholinergiques localisés à l’intérieur des synapses des neurones. Mais des récepteurs du GABA s’y trouvent aussi ! La libération de protéines Punctine de forme A, ou C, dans la fente synaptique excitatrice semble donc promouvoir aussi le positionnement de récepteurs responsables de l’inhibition du message neuronal. Lorsque seule la Punctine de forme B est produite, les récepteurs inhibiteurs se trouvent cantonnés exclusivement aux synapses inhibitrices.

En poussant un peu la logique, un raisonnement simple s’en est suivi : la libération simultanée des deux formes, longues et courtes, de la Punctine au sein des synapses de type excitateur doit nécessairement conduire à l’exclusion des récepteurs du GABA. Des tests supplémentaires ont en effet montré que ces protéines isoformes longues et courtes sont susceptibles d’interagir entre elles pour former une nouvelle entité chimique favorisant la répulsion desdits récepteurs.

La tâche fut longue et les expériences multiples, mais à la fin de leurs travaux qui auront duré plusieurs années, les neurobiologistes ont fini par éclairer la fonction du gène punctine : lorsqu’il est exprimé, ce gène permet aux synapses d’acquérir leur identité, excitatrice ou inhibitrice, en adéquation avec les neurones qui se situent en amont (voir schéma ci-dessus). De la sorte, ce gène est un des garants du bon passage de l’influx nerveux. L’affaire ne s’arrête pas là bien sûr, car de la compréhension de ce qui se passe chez un ver nématode aux mécanismes du cerveau humain, il y a encore de nombreuses marches à gravir. L’une d’entre elles a encore été montée par les chercheurs du laboratoire MeLiS au sein de l’institut NeuroMyoGène. Mais cela est une tout autre histoire…

Références

[1] Rosalind C. Lee, Rhonda L. Feinbaum & Victor Ambros (1993)The C. elegans heterochronic gene lin-4 encodes small RNAs with antisense complementarity to lin-14. Cell 75 (5), 843-854.

[2] Bruce Wightman, Ilho Ha & Gary Ruvkun (1993). Post-transcriptional regulation of the heterochronic gene lin-14 by lin-4 mediates temporal pattern formation in C. elegans. Cell 75 (5), 855-862.

[3] Amy E. Pasquinelli, Brenda J. Reinhart, et al., (2000). Conservation of the sequence and temporal expression of let-7 heterochronic regulatory RNA. Nature 408, 86-89.

[4] Bérangère Pinan-Lucarré, Haijun Tu, et al., (2014). C. elegans Punctin specifies cholinergic versus GABAergic identity of postsynaptic domains. Nature 511, 466-470.

Chercheur(s)

Quentin Lemaître

Postdoctorant dans l’équipe NeurACel (Neurobiology & Aging in C. elegans) au sein du laboratoire MeLiS. "Après avoir étudié la formation des neurones chez une anémone de mer pendant mon doctorat, je m’intéresse aujourd'hui aux synapses et aux protéines qui les structurent. Pour cela, j’utilise le vers C. elegans comme modèle pour lequel on dispose de nombreux outils génétiques permettant de visualiser ses protéines synaptiques".

Quentin Lemaître

Jean-Louis Bessereau

Professeur de l’université Claude Bernard et praticien hospitalier des Hospices Civiles de Lyon, il dirige le Laboratoire Mécanismes en Sciences Intégratives du Vivant (MeLiS), une unité mixte université Lyon 1, Inserm et CNRS. Il est responsable de l'équipe "Génétique et neurobiologie de C. elegans” et est directeur du LabEx CORTEX.  

Jean-Louis Bessereau

Laboratoire

Institut NeuroMyoGène (INMG)

Centre de recherche fondamentale et translationnelle focalisé sur le système neuromusculaire. Son but est d’élucider des aspects fondamentaux de la biologie cellulaire du muscle et du système nerveux en condition normale ou pathologique depuis le développement embryonnaire jusqu’au vieillissement. Les équipes de l’INMG développent une recherche multidisciplinaire intégrée, allant des gènes aux fonctions physiologiques, dans des modèles cellulaires, invertébrés et vertébrés.

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