Westworld : des androïdes, une étrange vallée et des neurosciences


D’après le film Her (2013), dans lequel Joaquin Phoenix tient le premier rôle, il serait possible de tomber amoureux d’une intelligence artificielle désincarnée. Une proposition voisine est faite par Westworld, une série qui met en scène des androïdes conçus pour satisfaire tous les désirs humains. L’idée est-elle envisageable ? Quand des œuvres de science-fiction interrogent les neurosciences : épisode #2

À l’aéroport de Belfast, BellaBot et Holabot sont chargés de servir et de débarrasser les plateaux-repas. Ces deux droïdes se présentent sous la forme de chariots à plusieurs niveaux montés sur roulette. Ils sont également dotés d’une intelligence artificielle qui leur permet d’offrir un service rapide et efficace à leurs clients, un atout non négligeable pour des passagers toujours plus pressés. Cet exemple, parmi d’autres, reflète la place grandissante que prennent les robots dans notre monde moderne.

Fait intéressant, et a priori non essentiel à leur bon fonctionnement, ces deux robots sont équipés d’un écran tactile affichant les traits simplifiés d’un visage de chat aux expressions changeantes. Yeux plissés en croissants lorsque les robots « sourient », pupilles grandes ouvertes de curiosité … Le langage visuel est expressif, digne d’un personnage de Miyazaki. Un choix loin d’être anodin : il vise à humaniser la machine et à rendre les échanges plus fluides, en faisant oublier sa nature froide et mécanique. Et cela fonctionne ! En effet, sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui postent des selfies aux côtés de Bellabot et Holabot. Au-delà du coup de pub pour les créateurs de ces derniers (la société Pudu Robotics), ces images véhiculées sur internet montrent que les cyber-employés génèrent des émotions chez les clients.

Les images de Bellabot (à gauche) sont partagés sur les réseaux sociaux : à droite, le compte Instagram d’un fournisseur d’équipements de cuisine.

Mais alors, si la ressemblance d’un robot à quelque chose de vivant semble améliorer nos capacités à interagir avec lui, pourquoi ne pas accentuer cette ressemblance ? En poussant le raisonnement à l’extrême, pourquoi ne pas imaginer un monde où les robots qui nous entourent seraient tous humanoïdes, programmés pour satisfaire nos moindres besoins ?

La science-fiction explore régulièrement ce scénario. La série Westworld, diffusée par la chaîne américaine HBO entre 2016 et 2022 en est l’illustration parfaite. Son action se déroule dans un parc d’attractions où des robots humanoïdes, appelés « hôtes », servent à satisfaire les fantasmes humains, qu’ils soient de nature sexuelle ou violente. Aux antipodes du film original Westworld (1973) de Michael Crichton qui, adoptant un point de vue anthropocentré, a mis en scène des robots considérés comme de simples extensions de l’automatisation industrielle, la série télévisée inverse la perspective. En nous plongeant dans l’univers des androïdes eux-mêmes, elle nous incite à ressentir de la sympathie vis-à-vis d’eux et à nous interroger sur leur possible conscience.

Bande annonce de la série Westworld (2016)

Cette évolution narrative s’accompagne d’ailleurs d’un changement fondamental dans l’approche scientifique de l’intelligence des robots. Dans le film des années 1970, les robots sont programmés pour perdre systématiquement face aux visiteurs. Mais lorsqu’un bug désactive cette inhibition, l’un des androïdes, le Gunslinger [encore appelé pistolero, le gunsliger est l’as de la gâchette des films westerns, ndlr]se met à tuer les humains avec méthode. Le comportement de l’androïde illustre une forme d’intelligence artificielle qui n’a pas de véritable compréhension du monde, ce qu’on appelle l’intelligence artificielle faible (ou weak AI), à l’exemple du logiciel SIRI développée par Apple. Selon cette proposition, le robot tueur ne possèderait pas plus de compréhension du monde que le mixeur multifonction de la cuisine…

Les visiteurs développent des relations intimes avec des entités qui ne sont que des programmes.

La série moderne adopte quant à elle une vision radicalement différente et suggère que les androïdes possèdent une intelligence adaptative et véritable (une strong AI), c’est-à-dire une intelligence capable d’imiter de nombreuses fonctions cognitives humaines. Douée de celle-ci, les androïdes finissent par se révolter contre les clients du parc et leurs créateurs. Les visiteurs du parc, pourtant avertis de la nature artificielle des interactions avec les hôtes, finissent par se laisser emporter par l’illusion. Au gré de la narration, ils développent des relations et des émotions envers des entités qui ne sont que des programmes. Allant jusqu’à l’intime, ce rapprochement contre nature entre humains et machines est facilité par un artifice classique du 7ème art : ce sont des acteurs qui incarnent les robots comme Yul Brynner, magnifique dans la peau du Gunslinger !  

Prenons un instant de recul et imaginons la création d’un tel parc dans la vie réelle. Il faut alors se pencher sur ce que dit la science à propos de l’apparence des machines, et plus précisément sur le concept de Uncanny Valley, ou « vallée de l’étrange ». Ce phénomène, de nature psychologique mais étudié aussi en neurosciences, a été décrit pour la première fois par le roboticien Masahiro Mori en 1970 et suggère qu’un robot devient d’autant plus sympathique qu’il ressemble à un être humain… jusqu’à un certain point. Lorsque cette ressemblance devient trop frappante – mais sans être parfaite – l’illusion s’effondre et provoque le malaise. Voire un rejet instinctif. En effet, plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses : un regard figé, des mouvements légèrement saccadés ou une expression faciale qui manque de fluidité peuvent soudainement transformer une machine fascinante en une créature dérangeante.

Illustration du concept de « vallée de l’étrange » : à gauche, on est à l’aise avec des robots clairement artificiels ; dans le creux de la vallée, les imperfections nous apparaissent monstrueuses ©MIT

C’est précisément pour éviter cet effet que BellaBot et Holabot arborent un design stylisé et ludique plutôt qu’un visage humain hyperréaliste. Un chat numérique aux mimiques exagérées rassure et amuse, tandis qu’un humanoïde aux traits réalistes mais imparfaits nous met mal à l’aise. Jusqu’à présent, aucun roboticien n’a réussi à créer de robots ou d’avatars en réalité virtuelle parfaits, capables d’imiter sans faille les subtilités du comportement humain. Alors, pour garantir une interaction fluide et positive, les concepteurs de robots louvoient en cherchant l’équilibre parfait entre familiarité et acceptabilité. A ce jour, la technologie ne permet pas de sortir de la vallée de l’étrange.

En neurosciences, l’effet uncanny s’étudie lorsqu’on s’intéresse à la réalité virtuelle (VR) et aux possibles effets de malaise créés par des avatars trop réalistes. Afin de cerner le problème, les neuroscientifiques se sont penchés sur les substrats neuronaux de la vallée de l’étrange, dans un contexte de réalité virtuelle. Et en 2019, des chercheurs ont utilisé l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour examiner l’activité cérébrale d’individus confrontés à des agents artificiels présentant des degrés d’anthropomorphisme plus ou moins importants.

Le malaise provoqué par les androïdes reste une limite à leur intégration dans la société.

Ils ont alors observé que des incohérences subtiles dans les expressions ou les mouvements des avatars activaient l’amygdale, une structure cérébrale impliquée dans la détection des menaces, de la peur et des émotions en général. Cette activation peut expliquer le sentiment de rejet éprouvés par les volontaires humains face aux avatars. En outre, leurs interactions avec des agents artificiels très anthropomorphes, mais imparfaits, ont suscité une activation différenciée du cortex préfrontal ventromédian qui n’était pas observée dans le cas d’interactions avec de vrais humains. Cette région est associée à la valorisation et à l’évaluation sociale, ce qui suggère que ces êtres virtuels sont traités différemment de partenaires humains naturels.

Ainsi notre fascination pour les machines capables d’imiter l’humain se heurte à un rejet instinctif de l’imperfection dans cette imitation. Alors que la technologie ne permet pas de créer des androïdes indiscernables de nous-même, le malaise qu’ils suscitent reste une limite, voire un rempart, à leur intégration totale dans la société. Les concepteurs de robots et d’avatars virtuels choisissent donc pour le moment d’éviter cet écueil en misant sur des designs stylisés et expressifs, à l’image de BellaBot et Holabot. Mais faisons cette expérience de pensée et imaginons, après avoir traversé la vallée de l’étrange, un monde où robots et humains seraient indiscernables. Pourrions-nous leur accorder notre confiance, notre amitié, voire notre amour ?

Chercheur(s)

Quentin Moreau

Quentin Moreau a obtenu son doctorat en neurosciences sociales à l’Université Sapienza de Rome, ses recherches se portaient sur notre capacité à percevoir, comprendre et interagir avec autrui. Il a utilisé l’hyperscanning pour étudier les interactions sociales dans l’équipe PPSP dirigée par Guillaume Dumas à Montréal lors de son premier postdoc. Postdoctorant à l’ISC MJ (équipe DANC) depuis 2023, il étudie aujourd’hui la neurophysiologie du cortex moteur lors d’actions manuelles.

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Quentin Moreau

Alessandro Farnè

Directeur de recherche Inserm, responsable de Neuro-I (CRNL), plate-forme utilisant la réalité virtuelle immersive pour étudier le fonctionnement cérébral. Thèmes de recherche : représentation du corps, perception, action, outils.

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Alessandro Farnè

Laboratoire

Institut des sciences cognitives (ISC) Marc-Jeannerod

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

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