Civisme et lutte contre le Covid-19 : les éclairages de l’économie comportementale


Comment faire primer le bien commun sur l’intérêt individuel ? En ces temps d’épidémie, cette question s’adresse autant aux dirigeants du pays qu’à chacun de nous. Elle n’est pas nouvelle pour l’économie comportementale qui s’y intéresse depuis longtemps, notamment à partir du fameux « dilemme du prisonnier ». En quoi ce modèle peut-il guider les décisions en temps de crise ?

À partir du 11 mai, le succès ne reposera pas sur la seule autorité de l’État mais sur le civisme des Français. » En présentant son plan de sortie du confinement, le Premier Ministre a fait appel à la responsabilité de chacun. « Aucun plan, aucune mesure, aussi ambitieuse soit-elle, a-t-il ajouté, ne permettront d’endiguer cette épidémie si les Français n’y croient pas ou ne les appliquent pas, si la chaîne virale n’est pas remplacée par une chaîne de solidarité. » Ce qui est demandé, à ce moment charnière de la crise, c’est que chaque individu, en acceptant les contraintes destinées à limiter la circulation du virus, fasse passer le bien commun avant son intérêt propre. Cet appel au civisme sera-t-il entendu ? Tout dépendra des arbitrages que chacun rendra en fonction de ses valeurs mais aussi en fonction de l’attitude des autres. C’est là où l’économie comportementale peut apporter des éclairages utiles tant aux citoyens que nous sommes qu’aux dirigeants qui doivent définir une stratégie et la décliner en mesures concrètes.

Vaut-il mieux coopérer ou trahir ? C’est l’enjeu du dilemme du prisonnier

Appuyons-nous pour cela sur une situation appelée « dilemme du prisonnier ». Ce modèle s’inscrit dans la théorie des jeux, branche des mathématiques qui s’intéresse aux interactions entre acteurs économiques. Il se présente ainsi : deux complices d’un crime viennent de se faire arrêter par la police. N’ayant pas de preuves, les enquêteurs interrogent séparément chacun des suspects. Ces derniers ont donc le choix entre se taire ou dénoncer l’autre pour se disculper. S’ils se taisent tous les deux, ils écopent d’un an de prison. S’ils se dénoncent tous les deux, la peine sera de cinq ans pour chacun. Par contre, si l’un dénonce et que l’autre se tait, le premier sera libre alors que son complice écopera de dix ans.

Matrice du dilemme du prisonnier

Cette situation créée un dilemme : vaut-il mieux coopérer ou trahir ? Objectivement, on voit que le meilleur choix – celui qui minimise la peine pour les deux complices – est de coopérer et de se taire. Est-ce le plus probable ? Rien n’est moins sûr, car il est moins risqué de trahir. En effet, chacun des suspects peut se dire : au pire, je partage la durée de la peine (5 ans) si mon complice me trahit aussi ; au mieux, je sors libre s’il ne me dénonce pas.

Ce raisonnement peut-il s’appliquer à la situation actuelle et, en particulier, au déconfinement conditionnel prévu le 11 mai (dans les départements « verts ») ? Oui, dans une certaine mesure, répond Adam Zylbersztejn, chercheur au Groupe d’analyse et de théorie économique Lyon-Saint-Etienne (GATE-LSE). Si les habitants d’un même département respectent les consignes, faisant ainsi passer le bien commun avant leur intérêt particulier, ils maximisent les chances d’être déconfinés à la date prévue. En revanche, si certains, misant sur le fait que la majorité continuera à respecter le confinement, sont tentés de satisfaire d’abord leur intérêt et de s’octroyer quelques sorties entre amis, le risque est alors non seulement de repousser la date du confinement dans leur département mais de relancer l’épidémie. L’enjeu, pour les pouvoirs publics, est donc de favoriser la coopération.

« La plupart des gens sont des coopérateurs conditionnels : ils collaborent tant que les autres en font autant, mais ils veulent en même temps contribuer un tout petit peu moins que les autres. Résultat : la coopération s’écroule rapidement. »

Le dilemme du prisonnier est classiquement utilisé pour étudier la coopération entre individus. On recourt pour cela à des jeux économiques qui se jouent en plusieurs manches, chaque participant devant choisir à chaque fois entre coopération ou trahison. Que constate-t-on ? Au bout d’un certain nombre de manches, la coopération s’écroule. La raison est simple, explique Adam Zylbersztejn : « La plupart des gens sont des coopérateurs conditionnels : ils collaborent tant que les autres en font autant, mais ils veulent en même temps contribuer un tout petit peu moins que les autres. D’où ce phénomène d’effondrement de la coopération. »

Sachant cela, est-il possible de soutenir la coopération ? « Oui, affirme le chercheur, en jouant par exemple sur la communication et la sanction de ceux qui ne coopèrent pas. » C’est ce qui est appliqué pour le confinement : un large plan de communication (« Restez chez vous ! ») et des amendes pour les contrevenants. Mais on peut jouer aussi sur des récompenses, même symboliques. C’est, par exemple, la reconnaissance par le président de la République des efforts consentis par les Français, qualifiés de « troisième ligne » de front, en restant chez eux. Mais aussi le fait d’applaudir les soignants chaque soir aux fenêtres. Ce rituel constitue, selon le chercheur, une « récompense non-monétaire » que s’octroient ceux qui coopèrent. C’est pour eux une façon d’affirmer : nous sommes fiers de participer à cette lutte contre le virus.

Qu’en est-il si les bénéfices de la coopération ne sont pas assurés, comme dans le cas classique du dilemme du prisonnier ? C’est la question qu’Adam Zylbersztejn et Vincent Théroude se sont posée et à laquelle ils ont répondu de manière positive dans un récent article : même dans un contexte d’incertitude, la volonté et l’évolution de la coopération restent inchangées. Voilà qui devrait nous rassurer à l’heure où beaucoup s’interrogent sur le « monde d’après » et sur la nécessité de faire de la lutte contre le dérèglement climatique un objectif prioritaire pour relancer l’économie. Même si l’on n’est pas assuré d’éviter la catastrophe, seule une coopération internationale permettra d’atteindre les objectifs fixés par les accords de Paris. Aucun pays ne pourra s’en sortir seul. « C’est la même logique que pour la crise sanitaire, fait remarquer Adam Zylbersztejn, qui note que quelque chose a changé : pour la première fois, on a suivi les préconisations des scientifiques. Peut-être en fera-t-on désormais autant dans le domaine du climat. »

Pour aller plus loin
Cooperation in a risky world, Vincent Théroude, Adam Zylbersztejn, Journal of public economic theory, april 2020, P. 388-407.

Chercheur(s)

Adam Zylbersztejn

Maître de conférences à l'université Louis-Lumière-Lyon 2, chercheur au GATE-LSE, membre du GATE-Lab, plateforme de recherche en économie comportementale et expérimentale. Ses travaux portent sur les décisions collectives et les comportements face à l'incertitude.

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Adam Zylbersztejn

Laboratoire

Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne (GATE LSE)

Le GATE LSE est une unité mixte de recherche (UMR 5824) rattachée au CNRS, aux universités Lyon 1, Lyon 2 et Saint-Etienne, ainsi qu’à l’ENS de Lyon. Le laboratoire mène des travaux relevant de l’économie théorique et de l’économie appliquée. Ils portent sur l’économie comportementale, la théorie des jeux et les choix collectifs, les politiques publiques et l’espace, la macroéconomie, la finance et l’histoire de l’analyse économique. Le GATE LSE possède une plateforme expérimentale de pointe, GATE-LAB, qui permet la réalisation d’une grande variété de protocoles expérimentaux.

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