Les lézards dorment-ils comme nous ?


Derrière cette drôle de question se cache en réalité une passionnante quête scientifique : à quel moment le sommeil paradoxal est-il apparu dans le règne animal ? Pour tenter d’y répondre, une équipe du CRNL s’est intéressée au dragon barbu et au tégu argentin, deux espèces de lézards assez différentes. Et ce qu’ils ont découvert laisse penser qu’il est plus ancien qu’on ne croyait…

Mais pourquoi diable s’intéresser aux songes des lézards ? En quoi le sommeil de ces petits reptiles peut-il présenter un quelconque intérêt scientifique hors du cercle des amateurs d’herpétologie (spécialité connue des seuls cruciverbistes) ? Avant de répondre à cette question, revenons à nous, l’espèce humaine. On le sait depuis les travaux de Michel Jouvet dans les années 1960, notre sommeil comporte deux états : un sommeil lent, pendant lequel l’activité cérébrale est au ralenti, et un sommeil paradoxal, caractérisé par une activité cérébrale proche de celle de l’éveil. C’est dans cette phase que surviennent les rêves dont nous nous souvenons le mieux. Ces deux états du sommeil sont-ils propres à l’homme, se sont demandé les neuroscientifiques ? Pour le savoir, ils se sont d’abord intéressés aux mammifères, chez lesquels ils ont retrouvé ces deux états, puis aux oiseaux, qui les possèdent aussi.

« Si ces deux états étaient confirmés chez les reptiles, alors c’est qu’ils existaient probablement déjà chez leur ancêtre commun, il y a quelque 350 millions d’années. »

Du coup, la question s’est déplacée sur le terrain de l’évolution. Il s’agissait de savoir quand, dans la grande chaîne du vivant, ces deux états de sommeil avaient émergé. C’est ainsi que des chercheurs en sont venus à s’intéresser au sommeil des lézards. « D’un point de vue évolutif, ce sont les plus proches cousins des mammifères et des oiseaux, explique Baptiste Barrillot, doctorant au CRNL dans l’équipe SLEEP, qui étudie les aspects neurologiques du sommeil. Si ces deux états étaient confirmés chez les reptiles, alors c’est qu’ils existaient probablement déjà chez leur ancêtre commun, il y a quelque 350 millions d’années. »

Baptiste Barrillot et son équipe ne sont pas partis de rien. En 2016, une étude publiée dans Science s’était intéressée au dragon barbu (Pogona vitticeps) et avait démontré qu’il passait par deux états distincts de sommeil. Les chercheurs de l’équipe SLEEP ont d’abord réitéré l’expérience faite sur le dragon barbu avant de mener une nouvelle étude sur une autre espèce de lézard, le tégu argentin (Salvator merianae), histoire de déceler d’éventuelles différences entre les deux groupes. « Apparus bien avant les mammifères, les lézards ont évolué pendant plus longtemps et ont donc eu plus de temps pour se diversifier, décrypte Baptiste Barrilllot, ce qui peut aboutir à des différences importantes entre les espèces. »

Portrait de Michel Jouvet, médecin et neurobiologiste, découvreur du sommeil paradoxal (photo : Leemage via AFP)A quoi sert le sommeil ?

Si les fonctions du sommeil sont difficiles à établir avec certitude, on connaît assez bien en revanche les conséquences néfastes pour la santé de la privation de sommeil. Le sommeil, c’est d’abord le moment de la récupération. Lorsque nous dormons, les cellules sont renouvelées et les tissus, réparés. Des expériences montrent ainsi qu’une privation de sommeil freine la guérison des blessures. Autre effet observé du manque de sommeil : le dérèglement de la sécrétion hormonale, qui peut provoquer un risque accru de dépression, une prise de poids ou de l’irritabilité. On observe enfin un affaiblissement du système immunitaire, qui entraîne un risque plus élevé de maladie. Mais le sommeil est aussi important du point de vue de l’apprentissage et de la mémorisation. Quand nous dormons, notre cerveau fait le tri et consolide nos connaissances. Un bon apprentissage ne peut donc se faire sans une bonne nuit de sommeil. A l’inverse, des troubles du sommeil peuvent provoquer un déficit d’attention. Certaines études suggèrent que le sommeil paradoxal jouerait un rôle essentiel dans la consolidation de la mémoire. Mais d’autres recherches, faites notamment sur les éléphants, montrent que les pachydermes ont une mémoire exceptionnelle alors qu’ils disposent de peu de sommeil paradoxal. Plus étonnant : en 1970, Michel Jouvet, le découvreur du sommeil paradoxal (photo ci-dessus), étudia un patient atteint de la maladie de Morvan, qui avait été totalement privé de sommeil pendant quatre mois. À la grande surprise des chercheurs, ce patient ne présentait aucun trouble de l’attention ou de la mémoire. Michel Jouvet écrira par la suite : « Cette observation rend caduques la plupart des théories sur les fonctions du sommeil et du sommeil paradoxal, mais elle n’en propose encore aucune. »

Tégu argentin endormi (©CRNL)Comment les chercheurs s’y sont-ils pris pour analyser le sommeil des lézards ? Ils ont d’abord procédé à des observations comportementales et physiologiques. Quand il dort, le lézard ferme les yeux et prend des positions caractéristiques : il se roule en boule, par exemple (photo ci-contre). Son tonus musculaire est bas, sa fréquence cardiaque diminue et ses yeux sont globalement immobiles. On mesure aussi le seuil de réveil, autrement dit le niveau de stimulation nécessaire au réveil, en utilisant un vibreur qui s’active à intervalles réguliers. Les expériences ont lieu de préférence la nuit, période normale de sommeil pour les lézards étudiés.

L’analyse de différents paramètres met en évidence des différences non seulement entre le sommeil des lézards et celui de leurs « cousins » mais également entre les deux espèces de lézards.

Tégu argentin équipé de capteurs intracérébraux.Mais comment savoir ce qui se passe dans le cerveau de l’animal ? Impossible ici d’utiliser comme pour l’homme un casque à électroencéphalogramme (EEG). Les chercheurs ont eu recours à une technique d’électrodes intracérébrales (photo ci-contre) qui leur ont permis d’enregistrer différents signaux cérébraux. Les résultats obtenus confirment que les deux espèces de lézards manifestent deux états de sommeil distincts, partageant des similitudes avec le sommeil lent et le sommeil paradoxal des mammifères et des oiseaux. Cependant, l’analyse de différents paramètres comportementaux, physiologiques et cérébraux met en évidence des différences non seulement entre le sommeil des lézards et celui de leurs « cousins » mais également entre les deux espèces de lézards. Ainsi, alors que le sommeil paradoxal des humains présente des activités cérébrales et oculaires semblables à celles de l’éveil dans un corps ensommeillé, celui des lézards se distingue par une activité des yeux plus lente et, pour le tégu, une activité cérébrale bien différente de l’éveil. « Le dragon barbu a une rythmicité impressionnante, précise Baptiste Barrillot : il a des cycles de 80 secondes, avec une alternance entre deux phases toutes les 40 secondes. La première phase présente des ondes lentes ; dans la deuxième, les signaux mesurés sont désynchronisés. » Autrement dit, les ondes ne dessinent aucun motif particulier. Quant au tégu, son activité cérébrale laisse le chercheur perplexe : « Les observations ne ressemblent pas aux ondes lentes du dragon barbu. Et dans la deuxième phase, on observe des oscillations rapides assez éloignés des signaux désynchronisés. »

Ces résultats permettent-ils de conclure sur l’apparition du sommeil paradoxal dans l’évolution ? « Pas encore, mais ils montrent que probablement les deux états de sommeil sont plus anciens qu’on ne pensait. »Les neuroscientifiques vont devoir chercher en amont des reptiles pour tenter d’établir une origine claire. Quant aux fonctions du sommeil, il est encore trop tôt pour les définir précisément chez le lézard, même si il existe des points communs avec d’autres animaux. Lancée dans les années 1970, abandonnée dans les années 1990, la recherche sur le sommeil des reptiles vient à peine de reprendre. Nous pouvons donc espérer en apprendre plus dans quelques années. « Par exemple, si on voit qu’une région précise génère un rythme particulier, on pourra essayer de remonter d’un point de vue évolutif ou génétique pour retrouver cette région chez l’homme. Pour l’instant, on en est encore loin ! »

Le flamant rose dort debout sur une pate (photo : Ingrid Girard/Flickr)Le sommeil chez les animaux

Si la plupart des animaux dorment, aucun ne le fait de la même façon. Le sommeil varie selon l’espèce et, à l’intérieur d’une même espèce, selon l’âge de l’individu et la saison. Il peut durer quelques minutes ou de nombreuses heures, présenter une ou plusieurs phases, en fonction des besoins de l’espèce. Peu menacés par les autres animaux, les prédateurs peuvent ainsi se permettre de dormir longtemps et profondément. C’est le cas des félins qui peuvent aligner quatorze heures de sommeil d’affilée ! Les proies n’ont pas cette chance. Elle se contentent généralement d’un sommeil léger avec peu de sommeil paradoxal. Normal, il faut pouvoir se sauver rapidement en cas d’attaque. La girafe ne dort pas plus de quatre heures par jour, et seulement par plages de quelques minutes. Même comportement chez les oiseaux, dont certaines espèces comme le pigeon jettent de temps en temps un œil aux environs tout en dormant. Autre règle : pour être prêt à fuir, mieux vaut ne pas être allongé. C’est pourquoi les chevaux ou les flamants roses dorment debout (photo ci-dessus). Pour cela, ils possèdent des articulations qui, en se verrouillant, leur permettent de relâcher leurs muscles. Encore plus fort : certaines espèces arrivent à dormir tout en restant actives.  C’est ce que font les cétacés, grâce au sommeil uni-hémisphérique. Une moitié du cerveau se repose pendant que l’autre reste éveillée afin de maintenir la nage et la température corporelle et les hémisphères inversent régulièrement les rôles pour parvenir à une parfaite récupération. Grâce à cette méthode, les dauphins restent alertes et ne dorment littéralement que d’un œil.

A écouter

> A quoi rêvent les lézards ? (France Inter, La Une de la science, Axel Villard). Interview de Paul-Antoine Libourel, ingénieur de recherche CNRS et directeur de thèse de Baptiste Barrilllot.

Références

  • Anne Le Pennec et Sylvie Royant-Parola, Quoi de neuf sur le sommeil ?, 2018.
  • Michel Jouvet, Le sommeil, la conscience et l’éveil, chapitre 2, 2016.

Chercheur(s)

Baptiste Barrillot

Doctorant dans l'équipe SLEEP (physiopathologie des réseaux neuronaux du cycle sommeil) au sein du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL). Son projet de thèse vise à déchiffrer les origines du sommeil lent et du sommeil paradoxal par une analyse multimodale et intégrée de l’ordre des squamates (reptiles à écailles).

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Baptiste Barrillot

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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