Les robots remplaceront-ils un jour les chercheurs ?


Toute activité routinière étant susceptible d’être bientôt réalisée par un automate, il n’est pas absurde de se poser la question. Quoi de plus répétitif en effet que la démarche expérimentale ? Cela n’a pas échappé à un groupe de chercheurs en neurosciences travaillant dans le monde des interfaces cerveau-machine. Avec l’active sampling protocol (Asap), ils proposent une méthode qui révolutionne la façon de concevoir les dispositifs expérimentaux.

Les manips, c’est souvent la galère ! Les neuroscientifiques en savent quelque chose : les dispositifs expérimentaux sont souvent longs à mettre au point, difficiles à contrôler parfaitement et ils ne donnent pas toujours des résultats exploitables ou reproductibles. Bref, ils occupent une part importante du temps et de l’énergie des jeunes chercheurs. Et s’ils font appel à leur intelligence et à leur créativité, ils relèvent souvent du bricolage. Ce constat a poussé certains d’entre eux à chercher à améliorer ce qu’on appelle le « design expérimental », c’est-à-dire la méthode qui permet d’optimiser la conduite des essais expérimentaux.

Le jeune chercheur fait partie d’une équipe qui travaille sur l’analyse en temps réel des signaux cérébraux.

C’est le cas de Gaëtan Sanchez, post-doctorant au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL), dans l’équipe Dycog (dynamique cérébrale et cognition). Sa spécialité, ce sont les interfaces cerveau-machine (ICM), un domaine qui a le vent en poupe depuis quelques années, notamment en raison de ses applications cliniques, telles que les aides à la communication ou au mouvement chez des personnes cérébrolésées. Le jeune chercheur fait partie d’un groupe de travail sur l’analyse des signaux cérébraux obtenus par diverses techniques d’électrophysiologie et de neuroimagerie (MEG, EEGet EEG intracérébrale). Un des axes de recherche de l’équipe consiste à mettre au point des procédures pour analyser et « nettoyer » automatiquement les données collectées (en éliminant le « bruit » dans le signal) afin d’établir – en temps réel – des corrélations pertinentes entre les signaux cérébraux, l’activité mentale et la performance du sujet.

A partir des quantités importantes de données qu’ils collectent, les chercheurs construisent des « modèles génératifs », c’est-à-dire des hypothèses sur le fonctionnement du phénomène observé. « Pour cela, explique Gaëtan Sanchez, nous utilisons des outils mathématiques de type probabiliste qui nous permettent de décrire la manière dont les données observables sont dépendantes du contexte : expérience, conditions de stimulation… » Son équipe utilise également une approche connue sous le nom de « test séquentiel d’hypothèses » (sequential hypothesis testing), une méthode bien connue de l’industrie pour optimiser par incrémentation la performance d’un procédé. « Après avoir récolté et analysé une première série de données, on essaie de conclure à propos des hypothèses prédéfinies. A partir de là, on en déduit la meilleure expérience pour poursuivre notre test d’hypothèses. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ait conclu ou qu’on arrive au bout de la durée prédéterminée de l’expérience. »

Qu’est-ce qu’une bonne expérience ?

Pour répondre à cette question, faisons un petit test. Prenons la suite suivante : 4, 6, 8. Selon vous, quelle est la règle qui génère cette suite ? Vous avez une idée de la réponse ? Très bien, pour tester votre hypothèse, proposez une autre suite de trois nombres…

Vous proposez 10, 12, 14 ? OK : votre suite obéit à la règle. Alors, quelle est votre hypothèse ? Ajouter deux points à chaque terme de la suite (n+2) ? Désolé, ce n’est pas cela… Retentez votre chance ! Vous proposez cette fois 9, 10, 11 ? Votre suite obéit aussi à la règle. Avez-vous une hypothèse à proposer ? (… : grand silence) Vous donnez votre langue au chat ? Très bien. La règle est toute simple : la suite doit être constituée de trois nombres entiers positifs.

Que déduire de ce rapide test ? Que le meilleur moyen de vérifier une hypothèse n’est pas d’essayer de la confirmer. « Mieux vaut tenter de la challenger, explique Gaëtan Sanchez. C’est-à-dire de générer des données le plus discriminant possible par rapport aux jeux d’hypothèses testées. On en apprend davantage quand on n’obtient pas de résultats attendus ! »

Au fil du temps, nos spécialistes des ICM ont constaté que les neurosciences cognitives, qui font elles aussi largement appel aux techniques d’exploration fonctionnelle, utilisaient de plus en plus des expériences fondées sur des modèles génératifs dans leurs protocoles de test d’hypothèses. Ils se sont alors dit qu’il serait intéressant de rapprocher leurs champs de recherche respectifs. C’est ainsi qu’est né l’Asap (pour Active Sampling Protocol), protocole d’échantillonnage automatisé, qui promet de révolutionner la façon de concevoir l’approche expérimentale en neurosciences. « L’Asap utilise le principe du test séquentiel d’hypothèses et l’applique en temps réel pendant l’expérience, détaille Gaëtan Sanchez. Chaque étape de l’expérience (trial) est alors traitée par un algorithme comme une petite expérience qu’il faut chercher à optimiser. L’expérience sera arrêtée lorsque, par exemple, le test séquentiel d’hypothèses aura atteint le niveau de probabilité attendu en faveur d’une hypothèse par rapport à une autre. »

Les avantages d’une approche expérimentale dynamique

Comparaison entre entre un protocole expérimental classique et le protocole automatisé (Asap)L’approche expérimentale classique se déroule de manière linéaire : création du dispositif expérimental, collecte des données, traitement et analyse des données, test des hypothèses, conclusion. Si les résultats ne permettent pas de conclure, il faut modifier le dispositif expérimental et repartir sur une nouvelle série d’expériences. L’approche dynamique ou Asap (Active Sampling Protocol), elle, permet de modifier automatiquement le dispositif expérimental pendant la phase d’acquisition des données jusqu’au moment où l’on peut conclure. Ce type de protocole peut procurer des gains de temps considérables, mais il n’est possible que dans des champs de recherche spécifiques.

Voilà pour la partie théorique. Intéressons-nous maintenant au contexte dans lequel il est possible d’utiliser l’Asap. Au CRNL, on cherche, par exemple, à analyser le réseau cérébral impliqué dans la perception auditive. Pour cela, les chercheurs testent la « réponse auditive à la déviance » avec un dispositif consistant à faire écouter à un sujet de séquences de sons « standard » entre lesquels d’intercalent des sons « déviants » (Oddball Paradigm). « Jusqu’ici, la composition des séquences de sons dans le cadre d’un test séquentiel d’hypothèses était un peu artisanale, donc longue, constate Gaëtan Sanchez. Il n’est pas rare d’avoir à tester plusieurs expériences du même type avant de pouvoir conclure. Avec l’Asap, il est désormais possible d’optimiser pas à pas le dispositif expérimental en cours d’acquisition des données et de conclure plus rapidement. »

« Dans le champ de recherche du système sensoriel l’Asap pourrait avoir un côté “plug and play” vraiment bluffant ! »

Un atout indéniable, mais l’Asap peut-il s’appliquer à tous les domaines des neurosciences ? Non, répond clairement le chercheur : « Il faut que le champ de recherche réponde à plusieurs conditions : il doit être suffisamment exploré pour être formalisé de manière mathématique et doit être clairement localisé sur le plan cérébral. Ce qui est le cas de la perception auditive et, plus largement, du système sensoriel. Dans ces domaines, l’Asap pourrait avoir un côté “plug and play” vraiment bluffant ! » Autre condition, il faut que le phénomène étudié soit dynamique. Les recherches sur l’apprentissage gagneraient par exemple à utiliser l’Asap. Ou encore les techniques de stimulation électrique transcrânienne (TMS, tDCS, tACS…). « Aujourd’hui, constate Gaëtan Sanchez, on peut faire varier différents paramètres de la stimulation (position, intensité, fréquence) mais on ne connaît pas exactement l’impact de la variation de ces paramètres sur le cerveau. »L’enjeu, dans ce cas, est de standardiser les possibilités de stimulation. « Soit on teste chaque paramètre un par un et on regarde l’effet sur le cerveau – une vie de chercheur n’y suffirait pas –, soit on applique notre protocole automatisé en étudiant une faculté cérébrale donnée : l’attention, par exemple. »

L’Asap fait des prédictions à la manière du cerveau

La méthode Asap oblige le chercheur à concevoir des modèles génératifs (jeu d’hypothèses) à propos du phénomène qu’il souhaite étudier et de les tester ensuite grâce à un dispositif expérimental approprié. L’originalité de cette approche repose sur la création d’un algorithme qui détermine, séquence après séquence, la meilleure expérience (lire l’encadré plus haut) à mener pour se rapprocher de la conclusion.

Le neuroscientifique Stanislas Dehaene, professeur au CollegedeFrance (phot : Franck Ferville pour L'Express)Cette méthode fait écho à une théorie bien connue qui présente le cerveau comme une « machine à faire des prédictions ». Selon cette théorie, notre cerveau ne se contente pas d’enregistrer passivement des informations. Il cherche plutôt, en permanence, à faire des inférences (déductions) à partir des entrées sensorielles et à vérifier leur validité. Cela lui permet de mettre à jour par l’expérience son modèle prédictif interne portant sur le monde extérieur et de choisir les prochaines actions à mener pour continuer à interagir de manière adaptée avec lui (lire à ce sujet le cours de Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, photo ci-dessus).

C’est aussi de cette manière que le chercheur raisonne pour optimiser sa démarche expérimentale avec l’Asap : il essaie de mieux comprendre les phénomènes qu’il observe en tentant de minimiser ses erreurs de prédiction (Friston et al., 2012).

Enfin, last but not least, l’Asap apporte une réponse au problème de la réplication scientifique, sujet qui fait couler beaucoup d’encre depuis quelques années. « Si un chercheur veut répliquer l’expérience avec un autre groupe de sujets, il n’a pas besoin de se poser mille questions pour savoir s’il se trouve dans les mêmes conditions, souligne Gaëtan Sanchez. Il lui suffit de reprendre les mêmes modèles génératifs et d’appliquer l’Asap : l’algorithme appliquera à ses données le même système hypothéticodéductif. »

Revenons à notre question initiale. Cette percée méthodologique signifie-telle que les robots remplaceront un jour les chercheurs ? Certainement pas, on l’a compris. Mais, comme dans d’autres secteurs, l’intelligence artificielle va libérer les chercheurs de manips fastidieuses et permettre à la démarche expérimentale de gagner en productivité et en efficacité. Qui s’y opposerait ?

Logo du festival Pint of ScienceGaëtan Sanchez au festival Pint of Science

Retrouvez Gaëtan Sanchez au festival Pint of Science qui se tiendra du 20 au 22 mai dans différents cafés et bars de l’agglomération lyonnaise. Il interviendra sur le thème de cet article le lundi 20 mai à 19h30 au Malting-Pot (263, Grande-Rue de La Guillotière). Après lui, son collègue Emmanuel Maby invitera les participants de la soirée à s’affronter au jeu Puissance 4 en tentant de contrôler les pions via une interface cerveau-machine. Ambiance garantie !

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Chercheur(s)

Gaëtan Sanchez

Post-doctorant dans l'équipe Dynamique cérébrale et cognition (Dycog) au CRNL. A travaillé sur l'optimisation de la démarche expérimentale et sur l'étude de la perception dans le cadre de la théorie du cerveau prédictif. Ses outils de recherche : la neuroimagerie, l'électrophysiologie, les interfaces cerveau-machine et les protocoles adaptatifs. Ses travaux actuels portent sur l'identification et l'utilisation en temps-réel de marqueurs physiologiques du stress et de la charge mentale pour améliorer une situation d'apprentissage.

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Gaëtan Sanchez

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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