Pourquoi la découverte des récepteurs de la température et du toucher méritait bien un prix Nobel


Le prix Nobel de médecine 2021 a mis les neurosciences à l’honneur en récompensant les neurophysiologistes américains David Julius et Ardem Patapoutian. Leur mérite ? Avoir découvert par quels mécanismes sont déclenchées les impulsions nerveuses permettant de percevoir les variations de température et de pression provenant de notre environnement. Dollyane Muret, chercheuse à l’Institute of Cognitive Neuroscience (UCL) de Londres, nous explique en quoi la découverte des récepteurs de la température et du toucher est une percée majeure pour le monde de la recherche.

 

L’Institut Karolinska, la célèbre université de médecine suédoise nommant les prix Nobel de médecine ou de physiologie, a donc récompensé, le 4 octobre 2021, deux neurophysiologistes américains, David Julius et Ardem Patapoutian. Ces deux scientifiques ont en effet, à partir de la fin des années 1990, levé un peu plus le voile sur l’un des grands mystères auxquels l’humanité est confrontée : comment nous percevons et interagissons avec notre environnement. Leur contribution ? La découverte des capteurs de température et de pression qui nous permettent de le percevoir.

David Julius, prix Nobel de Médecine 2021 (Ill. Niklas Elmehed © Nobel Prize Outreach)
David Julius

On doit à David Julius, 65 ans, professeur à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), la découverte du chaînon manquant entre l’exposition à une substance chimique génératrice d’une sensation de brûlure et l’activation des fibres nerveuses nous en informant. Pour y parvenir, Julius a utilisé la capsaïcine, la substance chimique du groupe des vanilloïdes conférant au piment tout son brûlant piquant. Ce chaînon ? Une protéine membranaire exprimée à la surface des neurones sensoriels baptisée TRPV1, pour Transient receptor potential vanilloide 1. Julius a montré que lorsque la capsaïcine s’y fixe, TRPV1 s’ouvre, laissant des ions s’engouffrer dans la cellule nerveuse. Et que ce flux entrant par la protéine dite canal (on parle de « canal ionique ») induit les signaux électriques remontant ensuite au système nerveux central.

Ces percées majeures ont ouvert la voie de la découverte de toute une kyrielle de récepteurs impliqués dans la détection des différences de température et de pression mais aussi de la douleur.

Ardem Patapoutian, Prix Nobel de médecine 2021 (Ill. Niklas Elmehed © Nobel Prize Outreach)
Ardem Patapoutian

Quelques années plus tard, Ardem Patapoutian, 54 ans, professeur au The Scripps Research Institute (TSRI) de Californie, découvre le premier canal ionique sensible à la pression, qu’il nommera Piezo1 en référence au mot grec « píesi » pour pression. Puis les chercheurs découvrent Piezo2, essentiel au sens du toucher mais aussi à la détection de la position et du mouvement du corps, connue sous le nom de proprioception.

Ces percées majeures ont ouvert la voie de la découverte, par ces mêmes chercheurs et leurs équipes, suivis d’autres laboratoires, de toute une kyrielle de récepteurs de la même famille impliqués dans la détection des différences de température et de pression mais aussi de la douleur.

A quoi peuvent bien servir tous ces récepteurs ? Imaginez marcher pieds nus sur une pelouse par une chaude journée d’été. Vous savez intuitivement où vous mettez les pieds et vous pouvez sentir la chaleur du soleil, la caresse du vent, le moelleux de l’herbe et, soudain, la piqûre d’une aiguille de pin. C’est grâce à la diversité de ces classes de canaux que vous pouvez éprouver les multiples nuances des impressions de température et de sensibilité mécanique mais aussi sentir la position précise de votre corps dans l’espace.

Pour découvrir comment les stimuli mécaniques pouvaient être convertis en perceptions sensorielles, Ardem Patapoutian a utilisé une lignée cellulaire sensible à la pression et inactivé tour à tour 72 gènes candidats.

La méthodologie employée par les deux colauréats pour découvrir TRPV1 et Piezo1 ? Avec son équipe, David Julius a créé une vaste bibliothèque de millions de fragments d’ADN correspondant à des gènes exprimés dans les neurones sensoriels pouvant potentiellement réagir à la chaleur et à la douleur au contact de la capsaïcine. Les exprimant tour à tour dans des cellules cultivées qui ne réagissent normalement pas à cette substance, un seul de ces fragments s’est révélé capable de les y rendre sensibles : celui codant pour TRPV1.

Pour découvrir comment les stimuli mécaniques pouvaient être convertis en perceptions sensorielles, Ardem Patapoutian et ses collaborateurs ont pour leur part utilisé une lignée cellulaire sensible à la pression, notamment aux tapotements avec une micropipette. En inactivant tour à tour 72 gènes candidats, ils en ont découvert un (le 72!) dont le silence rend les cellules insensibles aux petites pressions de l’instrument, celui dont l’expression produit Piezo1.

En quoi ces percées sont-elles majeures ? Nous avons posé la question à la scientifique Dollyane Muret, qui a effectué son postdoctorat au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL) où, au sein de l’équipe Intégration multisensorielle, perception, action et cognition (Impact), elle mène avec Alessandro Farnè des travaux sur le sens du toucher. Et qui, aujourd’hui, élargit ses recherches à l’ensemble des aspects sensorimoteurs au sein de l’Institute of Cognitive Neuroscience (UCL) de Londres.

L’attribution du Nobel de médecine 2021 à deux chercheurs travaillant sur le sens du toucher vous a-t-elle surprise ?
On savait depuis longtemps que la capsaïcine ou les changements de pression stimulaient nos fibres sensorielles, mais les mécanismes permettant cette « transduction » des changements ambiants en signal électriques étaient jusque-là inconnus. Les découvertes des professeurs Julius et Patapoutian sont donc incroyables ! Depuis cette extraordinaire avancée, on découvre presque tous les jours de nouveaux récepteurs sensoriels. Ce n’est donc pas une surprise qu’on reconnaisse par cette récompense l’importance des travaux de ces deux chercheurs.  

Il faut cependant souligner que le toucher reste un des sens les moins connus. La peau est en effet un organe sensoriel beaucoup plus compliqué à étudier que l’œil ou l’oreille. Sa surface est nettement plus importante, recouvrant l’ensemble du corps avec des parties glabres et d’autres pileuses. A cela s’ajoute une quantité et une variété impressionnante de récepteurs dans le derme et l’épiderme. Les uns sensibles à la température, d’autres à la pression, d’autres encore au degré d’humidité, à la friction, etc. Ainsi, le nombre de paramètres à contrôler pour étudier le sens du toucher est incommensurablement plus grand que dans les expériences sur la vision ou l’audition.

Qu’ont permis ces découvertes exceptionnelles ?
Concernant par exemple les récepteurs Piezo1 et Piezo2 identifiés par Ardem Patapoutian, les chercheurs ont ensuite découvert qu’ils ne sont pas seulement exprimés au niveau de la peau mais aussi dans les organes internes. Et que ces récepteurs sensibles à l’étirement permettent la régulation d’autres processus physiologiques importants comme la constriction des vaisseaux sanguins, donc la pression artérielle, mais aussi la respiration et le contrôle de la vessie, etc.

Quant à la découverte initiale par le professeur Julius du récepteur de la capsaïcine, qui provoque une sensation de chaleur proche d’une brûlure douloureuse, elle a beaucoup intéressé la recherche pharmaceutique en quête de solutions médicamenteuses sans opioïde pour soulager la douleur. Toutefois, ces récepteurs étant aussi impliqués dans la régulation de la température corporelle, de grosses perturbations sont provoquées en les neutralisant. La fièvre monte dangereusement, c’est un point bloquant pour l’instant.

L’intelligence artificielle (IA) et la robotique peuvent-elle aussi en bénéficier ?
Le toucher est effectivement un sujet d’intérêt en IA et en robotique. Son importance saute aux yeux avec les prothèses bioniques. Sans la sensation du toucher, il est impossible de contrôler ces outils quand bien même ces derniers permettrent de réaliser des mouvements fins. Il faut en effet un retour tactile pour pouvoir saisir avec une prothèse un verre ou, encore plus fragile, un œuf sans l’écraser. Tout simplement parce qu’il est nécessaire de sentir à quel point on exerce une pression sur l’objet saisi. Cela peut même devenir dangereux si on veut serrer la main de quelqu’un avec une prothèse ! Donc, de fait, le retour tactile est vraiment très important pour le mouvement, en particulier la dextérité fine, et fait actuellement l’objet d’intenses recherches.

Quel est le lien entre ces découvertes et les travaux sur le toucher menés par l’équipe Impact ?
Les professeurs Julius et Patapoutian se sont intéressés au toucher depuis la périphérie, en montrant comment les informations tactiles sont transmises. L’équipe Impact focalise pour sa part ses recherches sur la manière dont le cerveau traite ces informations sensorielles pour discriminer des objets avec la peau.

Le sens du toucher n’en finit pas de nous étonner. Nous avons ainsi découvert qu’une stimulation du bout de l’index droit pendant trois heures au moyen de la membrane d’un petit haut-parleur tapotant toujours au même endroit améliore aussi la perception tactile à distance sur d’autres parties du corps. Par exemple, au niveau du visage, en particulier au-dessus de la lèvre supérieure. Ce qui révèle l’existence d’échanges d’informations tactiles entre ces zones pourtant éloignées. Notre hypothèse est qu’elles sont très bien coordonnées au niveau sensorimoteur car, de façon très primitive, la préhension est indispensable pour apporter la nourriture à la bouche.

Ces observations soulèvent de multiples questions…
Effectivement, cette potentialisation du réseau neuronal observée après la surstimulation de l’index droit s’explique-t-elle par une malléabilité au niveau des récepteurs sensoriels amplifiant le signal ou/et par une meilleure efficacité des synapses, autrement dit, des connexions entre neurones ? Pour ce qui est des effets à distance, s’expliquent-ils par un changement dans l’organisation du réseau neuronal reliant ces parties du corps étroitement coordonnées ? Ce sont là autant d’exemples de questions auxquelles l’équipe Impact cherche à répondre en utilisant notamment les outils de visualisation de l’activité cérébrale au moyen de l’électroencéphalogramme (EEG) et de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) dont la résolution ne cesse de s’améliorer.

Pour en savoir plus

> Le communiqué complet sur le site du prix Nobel.

Chercheur(s)

Dollyanne Muret

Après avoir effectué son postdoctorat au CRNL au sein de l’équipe Intégration multisensorielle, perception, action et cognition (Impact), Dollyanne Muret poursuit ses recherches sur les aspects sensorimoteurs à l’Institute of Cognitive Neuroscience (UCL) de Londres.

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Dollyanne Muret

Alessandro Farnè

Directeur de recherche Inserm, responsable de Neuro-I (CRNL), plate-forme utilisant la réalité virtuelle immersive pour étudier le fonctionnement cérébral. Thèmes de recherche : représentation du corps, perception, action, outils.

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Alessandro Farnè

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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