Le prix Nobel d’économie a été décerné lundi 9 octobre à l’américain Richard Thaler, pionnier de l’économie comportementale. Son mérite est d’avoir montré que les agents économiques ne sont pas guidés par la seule rationalité et d’en avoir tiré les conséquences. Marie Claire Villeval, directrice de recherche au GATE Lyon-Saint-Etienne, elle-même spécialiste de l’économie comportementale, nous explique la portée de ses travaux.
Les salariés américains peuvent dire merci à Richard Thaler. Grâce au plan Save More Tomorrow directement inspiré de ses travaux, ils auront normalement une meilleure retraite. L’histoire est édifiante. Jusqu’en 2004, pour cotiser à un plan d’épargne retraite (PER) aux Etats-Unis, il fallait remplir un formulaire. Résultat, peu de salariés faisaient la démarche, alors même que les cotisations étaient payées par leur employeur. Sur la base de ses travaux, Thaler a préconisé de renverser le mécanisme : pour inciter les salariés à se préoccuper davantage de leur retraite, il valait mieux leur proposer de cotiser d’office au PER tout en leur permettant d’y renoncer s’ils ne le souhaitaient pas (option par défaut avec « opt out »). L’administration l’a suivi, et ne peut que s’en féliciter. En dix ans (2005-2015), la part des PER automatiques est ainsi passée de 8 à 58% aux Etats-Unis.
Le plan Save More Tomorrow est un des titres de gloire de Richard Thaler. Il est aussi une parfaite illustration des implications pratiques en matière de politique économique de l’économie comportementale, dont il est l’un des pionniers. Cette discipline de l’économie a montré les limites des modèles traditionnels de l’économie classique, qui postulent que l’homo œconomicus agit avec une rationalité illimitée et en fonction principalement de ses intérêts propres et égoïstes. Le mérite de Richard Thaler est d’avoir identifié et analysé un certain nombre de biais cognitifs et d’erreurs systématiques qui influencent la façon dont les acteurs économiques prennent leurs décisions (lire l’encadré).
Tout ce qui influence nos décisions
En s’appuyant sur des travaux en psychologie notamment, les économistes comportementaux expliquent comment les dimensions sociales, les réactions émotionnelles et les biais cognitifs nous conduisent à prendre des décisions qui ne sont parfois optimales ni pour nous ni pour l’intérêt général. L’économie comportementale accorde une importance particulière à trois grandes dimensions.
Les préférences sociales, comme le goût pour la coopération, la recherche d’équité, la réciprocité, mais aussi la jalousie influencent nos décisions. Des préoccupations d’image sociale nous poussent à nous conformer au comportement moyen des autres dans notre groupe de référence et aux normes sociales. Les comparaisons aux autres et au groupe social auquel nous appartenons ancrent nos décisions par rapport à un référentiel spécifique.
Les biais cognitifs. Par exemple, la procrastination nous entraîne à retarder le règlement de nos factures. Nous avons aussi du mal à nous projeter dans le futur et ainsi à épargner pour notre retraite ou à prendre des mesures contre le réchauffement climatique. L’inertie nous empêche de prendre des décisions ou nous conduit à ne pas réviser suffisamment nos choix passés : nous satisfaisant du statu quo existant, nous n’aimons pas prendre des risques et détestons perdre.
L’aversion aux pertes et le point de référence. Une même somme d’argent a un poids beaucoup plus important dans notre raisonnement quand il s’agit d’une perte que quand il s’agit d’un gain. De manière plus générale nous souffrons une désutilité tant que nous n’avons pas atteint notre point de référence. Une fois qu’il est atteint, notre satisfaction retombe très rapidement.
Nous avons demandé à Marie Claire Villeval, directrice de recherche au CNRS au sein du GATE Lyon-Saint-Etienne (lire ci-contre) et directrice de la plateforme GATE-Lab, de nous présenter Richard Thaler ainsi que la contribution de l’économie comportementale.
Qu’est-ce que Richard Thaler a apporté à la science économique ?
Richard Thaler est non seulement un théoricien de l’économie comportementale qui a produit des modèles théoriques innovants mais aussi un expérimentateur engagé. Il a inspiré les gouvernements de différents pays sur l’efficacité de leurs politiques publiques, notamment en matière d’épargne retraite. Il a popularisé la notion de nudge, ou coup de pouce en français, dispositif qui oriente en douceur les choix des individus. Son origine ? Les principes dits du « paternalisme libertarien » et de l’« architecture des choix » : il s’agit de présenter les choix de telle sorte que l’individu prenne naturellement les meilleures décisions de son propre point de vue. L’approche classique considère que les individus sont capables de calculer et planifier ce qui sert leurs intérêts à long terme et que, ce faisant, ils sont capables de se tenir à un plan d’action qui implique un futur parfois lointain. Or on sait bien que les individus font des erreurs systématiques et qu’ils ont du mal à respecter leurs bonnes résolutions. La nouvelle démarche consiste donc, à partir du constat des limites des gens, de travailler sur la façon de les aider à prendre de meilleures décisions, c’est-à-dire des décisions qui respectent leurs préférences et améliorent le bien-être collectif. Plutôt que de les contraindre ou de leur faire la morale sur leur santé, leur retraite ou la fraude dans les transports publics, on informera les acteurs, par exemple, sur ce que la majorité des gens de leur ville font ou on leur proposera un choix par défaut, comme dans le programme Save More Tomorrow ou en matière de dons d’organes.
Ces dispositifs sont-ils utilisés en France ?
De plus en plus. Ce n’est pas étonnant, car les nudges présentent des atouts indéniables : ils peuvent avoir une certaine efficacité, leurs coûts de mise en œuvre sont faibles et ils sont a priori sans risque. La France reste toutefois méfiante vis-à-vis de cette approche, qualifiée par certains de manipulatoire. Ne soyons pas naïfs : nous sommes tous manipulés par le marketing commercial ou politique, et nous en sommes plus ou moins conscients. Mais comme tout outil, il faut s’assurer que les nudges soient entre de bonnes mains et ne soient pas détournés à des fins douteuses. Comme on vient de le voir, par exemple, avec la diffusion de contenus sponsorisés par des intérêts russes sur les réseaux sociaux américains durant la dernière campagne présidentielle. Autre limite, plus fondamentale, de l’approche de paternalisme libertarien : elle suppose que les individus soient conscients de ce qui est bon pour eux ou que les gouvernants, ou les décideurs, sachent mieux que les individus ce qui est bon pour eux. Ceci pose aussi la question éthique de savoir si les individus doivent être informés de l’utilisation des nudges. Seront-ils alors aussi efficaces ?
L’attribution du prix Nobel d’économie à un pionnier de l’économie comportementale peut-elle faire tomber ces réticences ?
L’économie comportementale est désormais une discipline bien établie, quoique de façon inégale d’un pays à l’autre. Son approche, qui combine théorie et expérimentation, est une source avérée de progrès des connaissances. L’économie comportementale apporte un éclairage non seulement en économie mais aussi à travers les collaborations avec d’autres disciplines, telles la psychologie cognitive et les neurosciences. L’attribution du prix Nobel consacre sa vitalité et sa maturité. Peut-être que cette reconnaissance donnera envie aux universités de recruter plus de chercheurs dans ce domaine !
Et vous-même, sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je poursuis mes travaux sur la malhonnêteté [lire notre article Comment lutter plus efficacement contre la fraude dans les transports ?]. Je travaille également sur les politiques de retour à l’emploi. J’ai rédigé récemment un livre sur le sujet [ L’économie comportementale du marché du travail, Les presses de SciencesPo]. J’essaie de montrer que l’approche d’économie comportementale peut aider à repenser le fonctionnement du marché du travail en s’intéressant notamment à la manière dont les demandeurs d’emploi se comportent sur le marché. Cet ouvrage a suscité un certain écho, notamment auprès des services de l’emploi (Pôle emploi et Unedic). Aujourd’hui, un doctorant du GATE démarre une bourse Cifre pour travailler sur l’efficacité des politiques de retour à l’emploi à l’aide de cette approche. Vous voyez, on avance !
Pour aller plus loin
- L’économie comportementale, une nouvelle approche des comportements individuels et des phénomènes sociaux, conférence de Marie Claire Villeval à l’ENS (Ressources en SES).
- Quand l’économie s’intéresse à nos comportements, article du Journal du CNRS.