Six histoires extraordinaires d’Oliver Sacks



Il y a près d’un an disparaissait le célèbre neurologue et écrivain Oliver Sacks. Pour rendre hommage à son travail, deux jeunes neuroscientifiques du Labex CORTEX racontent et illustrent six cas de pathologies cérébrales extraordinaires.


Oliver Sacks, neurologue et professeur à l’école de médecine de l’Université Columbia, connu pour ses nombreux ouvrages de vulgarisation neurologique, est décédé fin août 2015 des suites d’un cancer à l’âge de 82 ans. Il nous a légué pas moins de 15 livres, la majorité présentant des études de cas passionnantes nous racontant le quotidien de patients neurologiques rencontrés au cours de sa carrière. L’ouvrage le plus marquant de sa carrière restera sans doute L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

Sa plume fit son succès. Oliver Sacks savait très bien faire comprendre au grand public ce qu’implique une pathologie cérébrale, mais il savait également conférer un côté intime et amical à ses cas, donnant souvent envie au lecteur de mieux comprendre le vécu du patient. Bien que les cas présentés dans ses ouvrages soient la plupart du temps incurables, Sacks a toujours mis en avant les mécanismes adaptifs dont sont capables les patients pour compenser la perte. A ce titre, la musique jouera un rôle central dans l’ensemble de son travail [1].

Son talent narratif a certainement influencé nombre d’étudiants, ceux-ci choisissant de s’orienter vers l’étude du cerveau. De plus, son influence est allée bien au-delà du monde scientifique puisque des films, des pièces de théâtres ou des opéras ont été réalisés en référence à ses écrits, ce qui lui a valu le titre de «Columbia Artist». Nous avons tenu à rendre hommage à son travail en présentant quelques-uns de ces cas les plus marquants. Ainsi, nous espérons donner l’envie de lire ou de relire ses ouvrages et de montrer à quel point notre cerveau peut être à la fois fragile, complexe et fascinant.

1. Le marin perdu

Syndrome de Korsakoff (O. Sacks)

  • Domaine cognitif : la mémoire
  • Pathologie : syndrome de Korsakoff
  • Région cérébrale concernée : tubercules mamillaires de l’hypothalamus et thalamus

En abordant le cas de Jimmie G. [2], Sacks nous invite aux confins des abîmes de la mémoire à la poursuite d’un équipier solitaire. Ses souvenirs de jeunesse, notamment ceux passés dans la marine, semblaient être les seuls souvenirs qu’il avait en sa possession. Lorsqu’il évoquait cette période, il ne donnait pas l’impression de parler du passé, ses propos étaient très animés et remplis de détails vivaces comme s’il s’agissait de sa vie actuelle. Mais après cette période, plus rien de nouveau ne s’inscrivait dans sa mémoire. Son «présent» de 1945 dominait celui de 1975. Jimmie G. présentait une amnésie suite à un syndrome de Korsakoff liée à l’alcoolisme. Celui-ci était persuadé d’avoir 19 ans, c’est pourquoi lorsqu’on lui tendait un miroir, il était plongé dans une grande panique. Cependant, cet état d’esprit s’évaporait quelques instants plus tard puisqu’il était incapable de former de nouveaux souvenirs. De façon cohérente, il pensait chaque jour rencontrer son neurologue pour la première fois alors que les visites se poursuivaient depuis plusieurs mois. Seules les visites de son frère constituaient un point d’amarrage entre le passé et le présent, bien que Jimmie ne parvienne pas à comprendre pourquoi son frère paraissait si vieux. Il n’a jamais guéri de son amnésie profonde, mais heureusement il ne se sentait pas malade, étant inconscient la plupart du temps de sa maladie.

2. L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau

Agnosie visuelle (O. Sacks)

  • Domaine cognitif : perception.
  • Pathologie : agnosie visuelle.
  • Région cérébrale concernée : cortex occipito-temporal.

Le  docteur P. était un musicien et professeur dans une école de musique locale. [2] Alors qu’il connaissait très bien ses élèves, il commença à présenter des difficultés à les identifier par leur visage. Il parvenait à reconnaître un élève uniquement s’il présentait un détail caractéristique sur son visage, un grain de beauté par exemple, ou au son de sa voix. Il ne présentait aucun déficit ophtalmique si bien qu’on l’envoya vers un neurologue. Certaines bizarreries étaient apparues au cours de l’entretien. Par exemple, lorsqu’on lui montra la couverture d’un magasine représentant des dunes sahariennes, il se mit à décrire une petite auberge avec une terrasse sur l’eau et des parasols colorés, décrivant ainsi des paysages absents de l’image qu’il ne semblait pas reconnaître. Encore plus étrange, il ne semblait même pas prendre conscience de ses difficultés. Une fois l’examen terminé, il leva même la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la poser sur la tête comme s’il s’agissait de son propre chapeau ! Le diagnostic fut sans appel. Le docteur P. n’avait en effet aucune difficulté pour identifier des formes géométriques complexes, mais ne parvenait plus à reconnaître les visages de proches, ni même le sien. Il avait également des difficultés pour reconnaître des objets. Par exemple, lorsque le neurologue lui tendit une rose rouge, celui-ci la décrivit comme une forme rouge enroulée avec une attache linéaire verte d’environ 15 cm de long.

3. Le syndrome de Charles Bonnet

Hallucinations (O. Sacks)

  • Domaine cognitif : perception.
  • Pathologie : hallucinations.
  • Région cérébrale concernée : cortex occipital.

Oliver Sacks s’est aussi beaucoup intéressé aux hallucinations, symptômes positifs que l’on retrouve dans diverses pathologies : migraine, épilepsie, cécité, ou bien encore schizophrénie. Il expérimenta d’ailleurs lui-même la prise de drogues pour comprendre ce phénomène ! De façon intéressante, il observa que les hallucinations visuelles ne sont paradoxalement pas rares chez les individus devenus aveugles ou dont la vue s’est détériorée. Ses visions sont en fait une réaction cérébrale à la perte de stimuli visuels qu’on appelle le syndrome de Charles Bonnet. Les hallucinations provoquées peuvent être très riches et vivaces. Sacks nous rapporte le cas amusant de Rosalie, une patiente qui percevait régulièrement des gens vêtus à l’orientale qui montaient et descendaient les escaliers. [3] Cité par Sacks, le chercheur Dominic Ffytche et ses collègues ont exploré les substrats neurologiques des hallucinations. Ils ont remarqué que les expériences hallucinatoires particulières à chaque patient correspondaient en fait à des régions spécifiques du cortex visuel. Ainsi, des hallucinations de visages, couleurs, de textures ou d’objets activerait les aires spécifiques à ce type d’information suite à la privation de stimulation.

4. Stereo Sue

Vision stéréoscopique déficiente (O. Sacks)

  • Domaine cognitif : perception.
  • Pathologie : vision stéréoscopique déficiente.
  • Région cérébrale concernée : cellules binoculaires du cortex occipital.

Pouvez-vous imaginer ce que serait la vie sans perception de la profondeur ? A quoi ressemblerait une vie entièrement en deux dimensions ? Cela vous paraît impossible ? Pourtant, Oliver Sacks témoigne du cas de plusieurs de ses patients atteints de vision stéréoscopique déficiente. Cette pathologie résulte d’une incapacité à fusionner les images en provenance des deux yeux. De 5 à 10 % de la population générale serait concernée, parfois même sans le savoir ! Dans la plupart des cas, il s’agit de personnes ayant eu un strabisme important et non corrigé avant l’âge de 2 ans. Les médecins pensent que si aucune intervention n’est faite avant cet âge, le précâblage cérébral permettant de fusionner les informations en provenance des deux yeux ne se fera plus jamais. Mais est-ce vraiment inéluctable ? Même si nous pensions que oui, Oliver Sacks nous présente le cas extraordinaire de Susan, [4] une neurologue ayant vécu jusqu’à ses 50 ans sans vision stéréoscopique à cause d’un strabisme non corrigé avant l’âge de 7 ans. Pour estimer la profondeur, elle ne pouvait s’appuyer que sur les indices monoculaires, comme la perspective ou bien encore les ombres. Tout changea le jour où elle entama une thérapie de rééducation visuelle avec un objectif tout à fait anodin et différent : celui de corriger sa fatigue oculaire. Au cours de la rééducation, elle dû se forcer à essayer de fusionner des images en provenance de ses deux yeux, d’abord à plat, puis en dimension, à raison de 20 minutes d’exercices par jour. Après quelques séances, elle vit son environnement changer de façon de plus en plus importante : d’abord les bords des objets commençaient à lui paraître différents, comme plus nets, jusqu’au jour où les objets du quotidien comme son volant de voiture lui semblaient jaillir devant elle ! Après plusieurs mois et au prix de séances de travail quotidiennes, elle fut en mesure de percevoir la profondeur comme n’importe qui.

5. Un homme de lettres

Alexie sans agraphie (O. Sacks)

  • Domaine cognitif : langage
  • Pathologie : alexie sans agraphie
  • Région cérébrale concernée : gyrus cingulaire gauche

Dans cette nouvelle, Oliver Sacks nous rapporte le cas étonnant d’Howard Engel, [4] écrivain célèbre pour ses intrigues policières et qui, à la suite d’un accident vasculaire cérébral, avait perdu la faculté de lire mais pouvait tout de même écrire sans problème ! Ce patient présentait une alexie sans agraphie qui ne le quittera jamais. Cette pathologie, qui se présente sous la forme d’une agnosie visuelle spécifique aux mots, est une maladie qui empêche totalement de reconnaitre les mots, voire les lettres dans les cas les plus sévères. Au niveau cérébral, le travail précis de décodage de mots et de lettres est effectué par une région surnommée maintenant la «boite aux lettres du cerveau». Si cette région est touchée, la patient perd alors sélectivement la faculté de décrypter le langage écrit, sans pour autant avoir de mal à s’exprimer ou comprendre le langage oral. Egalement, quand les automatismes d’écriture sont préservés, comme chez Howard Engel, le patient peut continuer à écrire, notamment sous la dictée d’une tierce personne mais aussi par lui-même. En revanche, il lui sera totalement impossible de se relire ! Ce patient fascinant nous montre bien combien le traitement du langage est en fait le résultat de myriades de processus qui interviennent en cascade les uns après les autres. Si l’un d’entre eux est endommagé, les performances seront alors ralenties, sinon empêchées. Concernant Howard Engel, il s’est lancé dans une rééducation intensive, trop amoureux de la lecture pour l’abandonner. Ce travail lui permit de réussir à décrypter les lettres une à une, lui permettant ainsi de lire à nouveau en déchiffrant chaque mot lettre par lettre. Ce nouveau style de lecture ne se fit pas sans de nombreux efforts de concentration. Pour exemple, plus de neuf ans après son accident et après des centaines d’heures de rééducation, il lui fallait tout de même un mois et demi pour terminer un livre qui lui aurait pris une soirée auparavant. Désirant tout de même garder une activité d’écriture, il publia son autobiographie en racontant son quotidien (The man who forgot how to read, 2007), qui devint un best-seller.

6. Une vie de chirurgien

syndrome Gilles de la Tourette (O. Sacks)

  • Domaine cognitif : fonctions exécutives.
  • Pathologie : syndrome Gilles de la Tourette.
  • Région cérébrale concernée : réseaux fronts-sous-corticaux dopaminergiques.

Le syndrome de Gilles de la Tourette est une pathologie neurologique qui débute dans l’enfance et se caractérise par des tics moteurs et au moins un tic vocal. Bien que ce syndrome ait été associé dans la culture populaire à des exclamations de mots obscènes, ce comportement ne se retrouve en fait que chez une petite minorité de patients. Sacks décrit dans ses ouvrages à plusieurs reprises le quotidien de personnes atteintes de cette pathologie. Le cas probablement le plus marquant est celui de Bennett, [5] un patient menant une vie parfaitement équilibrée dans les Rocheuses au Canada avec sa famille. Le plus incroyable, c’est qu’il exerçait la profession de chirurgien, pourtant peu indiquée pour les personnes en proie à des tics moteurs involontaires ! En effet, il était atteint du syndrome Gilles de la Tourette depuis ses 7 ans et présentait alors des comportements très stéréotypés et obsessionnels. Il présentait par exemple un besoin urgent de toucher sa monture de lunette, parfois des centaines de fois de suite. Des comportements naturellement inhibés surgissaient soudainement chez lui. Par exemple, il ne pouvait s’empêcher de délimiter un cercle sur le sol tout autour de lui comme pour marquer son territoire, comme s’il présentait une altération de la représentation de l’espace personnel. Egalement, il ne supportait pas la présence de quelqu’un derrière lui. Et si tel était le cas, il ne pouvait pas s’empêcher de toucher compulsivement la personne. Heureusement, dans son travail de chirurgien, ses collègues le connaissaient bien et plus rien ne pouvait les déstabiliser. Par exemple, lorsque Bennett procédait à la stérilisation avant une intervention, ses bras battaient sans cesse dans les airs, tantôt vers son épaule non stérilisée, tantôt vers son assistant ou vers le miroir. D’autres fois, son pied pouvait effleurer sans relâche le corps de ses collègues. Pour couronner le tout, il émettait également des torrents de vocalisations évoquant le cri d’une chouette dans tout l’hôpital. Mais le plus important dans tout cela, c’est que tous ces tics disparaissaient dès qu’il se concentrait sur une activité précise. Par exemple, ils cessaient toujours dès le début de l’intervention chirurgicale, même si celle-ci impliquait une procédure extrêmement complexe et éprouvante de plusieurs heures.

Le pouvoir thérapeutique de la musique

Couverture de l'ouvrage MusicophiliaTout au long de son œuvre, Oliver Sacks n’a eu de cesse de mettre en avant le rôle réparateur de la musique pour les pathologies neurologiques1, 2, 5. Par exemple, dans le cas du syndrome de Gilles de la Tourette, les patients parviennent généralement à canaliser leurs tics et compulsions motrices en composant ou en pratiquant de la musique. D’ailleurs, plusieurs artistes tourettiens sont connus pour leurs solos endiablés de rock et de jazz. Sacks nous raconte également une anecdote intéressante sur le concert d’un cercle de tambour composé de 30 musiciens, chacun d’entre eux étant atteint du syndrome de Gilles de la Tourette. Ayant pour consigne de jouer tous ensemble, ceux-ci se transmettaient en premier lieu leurs tics comme une onde qui court sur l’eau, mais une fois le départ donné, ils jouaient à l’unisson sans difficulté apparente pour rester tous ensemble dans le même rythme ! Sacks nous explique aussi comment les symptômes parkinsoniens peuvent diminuer dès que les patients écoutent de la musique : elle les remet en marche et semble même leur redonner aisance et grâce. Enfin, pour reprendre le cas de son patient le plus connu, l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau associait aussi des chants aux routines habituelles (s’habiller, manger) pour faciliter son quotidien. Ce cas ainsi que tous les autres démontrent bien le besoin de créativité dans toutes les phases de réadaptation au quotidien après un accident neurologique. Au travers de toute son œuvre, il est facile de constater que la musique constituait une des stratégies les plus bénéfiques.

Sur le même sujet

Oliver Sacks, un explorateur passionné des mystères du cerveau


  • 1. Sacks, O. (2008). Musicophilia. Editions du Seuil.
  • 2. Sacks, O. (1988). L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Editions du Seuil.
  • 3. Sacks, O. (2014). L’odeur du si bémol : L’univers des hallucinations. Editions du Seuil.
  • 4. Sacks, O. (2012). L’œil de l’esprit. Editions du Seuil.
  • 5. Sacks, O. (1996). Un anthropologue sur Mars. Editions du Seuil.
  • Chercheur(s)

    Gaën Plancher

    Maître de conférence à l'université Lumière Lyon 2, Gaën Plancher fait partie de l'équipe Mémoire, émotion, action au sein du laboratoire d'Etudes des mécanismes cognitifs (EMC). Elle est spécialiste de la mémoire.

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    Gaën Plancher

    Cyril Couffe

    Docteur en psychologie cognitive, Cyril Couffe est Webmaster et Community Manager du site Cortex Mag. Il est également chercheur associé à la Chaire « Talents de la transformation digitale », à Grenoble Ecole de Management. Il s'intéresse en particulier à la cognition des salariés en entreprises et à celle des entrepreneurs.

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    Cyril Couffe

    Laboratoire

    Laboratoire Etude des mécanismes cognitifs (EMC)

    Le Laboratoire EMC rassemble des spécialistes de l'étude de la cognition humaine sur la question des représentations mentales (symboliques ou non-symboliques) et des substrats neuronaux impliqués dans les émotions, l'attention, le langage, la mémoire et l'action. Les recherches fondamentales et appliquées sont menées auprès de populations normales (enfants, jeunes adultes, adultes âgés), déficitaires (dyslexiques, dysphasiques, sourds) et souffrant de pathologies spécifiques (patients Alzheimer, cérébrolésés, psychiatriques).

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