On sait depuis une dizaine d’années que la structure du cerveau peut varier en fonction des opinions politiques. Des travaux récents montrent que des lésions ou la stimulation de certaines zones cérébrales peuvent jouer sur les jugements moraux qui sous-tendent les choix politiques. De là à croire que ces derniers ne seraient que le produit d’un déterminisme biologique, il y a un pas qu’il serait hasardeux de franchir…
Il y a un peu plus d’un an, le 6 janvier 2021, des milliers de partisans de Donald Trump déferlaient sur la Maison Blanche pour bloquer la certification des résultats de l’élection présidentielle américaine. Cette attaque sans précédent a révélé les graves dérives auxquelles peut aboutir l’adhésion à une croyance politique. A l’heure où, en France, la campagne pour l’élection présidentielle d’avril 2022 bat son plein, livrant jour après jour son lot de prises de position clivantes et de dérapages populistes, il n’est pas inutile de décortiquer, sous l’angle scientifique, les comportements par lesquels se manifestent les opinions politiques. Celles-ci ont fait l’objet de nombreuses recherches dans le domaine des sciences humaines et sociales. Cependant, les mécanismes cérébraux qui sous-tendent ces phénomènes étaient peu connus jusqu’à très récemment. Enseignante à l’université Claude-Bernard-Lyon 1 et chercheuse à l’Institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod, Irene Cristofori s’est intéressée de près aux bases neuronales de la croyance politique. Elle fait ici le point sur ce sujet passionnant.
Que nous dit la psychologie des processus liés l’orientation politique ? Des études ont permis d’élaborer des profils de personnalité en lien avec le degré de libéralisme ou de conservatisme, au sens anglo-saxon du terme, des individus. Concrètement, ceux qui ont une orientation libérale (plutôt à gauche) tolèrent mieux les incertitudes et les ambiguïtés, et gèrent donc mieux les situations qui demandent une certaine flexibilité du comportement. Et ceux qui ont une orientation conservatrice (plutôt à droite) privilégient la cohérence et la tradition, et évitent les changements ; ils sont aussi plus réticents à la prise de risque et manifestent davantage le besoin de sécurité (Jost et al., 2003, 2017). Récemment, l’avènement des nouvelles techniques d’étude dans le domaine des neurosciences a ouvert des possibilités pour étudier le fonctionnement du « cerveau politique ».
La politique, une croyance comme une autre
Les êtres-humains sont « précâblés » pour croire. Qu’elles concernent la religion, la morale, les lois ou la politique, les croyances façonnent la personnalité et influencent les processus de prise de décision. La politique (du grec «Πολιτικά», « politiká », qui signifie affaires de la cité) est un ensemble d’activités associées à la prise de décision dans un groupe, ou à d’autres formes de liens de pouvoir entre les individus, tels que la distribution des ressources ou des statuts. Les croyances politiques sont des états mentaux portant sur la politique ; elles émergent avec l’établissement des normes morales et légales de la société. Comme les autres formes d’idéologies (religieuse, légale ou morale), les orientations politiques nous ancrent dans le monde, façonnent notre réalité, nous permettent de naviguer dans la société avec une certaine quantité de connaissances et influencent nos décisions.
A ce jour, les résultats des neurosciences politiques confirment ce que les sciences humaines et sociales nous ont appris. Les premières études sur le sujet ont montré que le cerveau de l’électeur libéral possède un volume plus important de matière grise dans le cortex cingulaire antérieur, une région responsable de la gestion des conflits cognitifs (en situations d’incertitude et d’ambiguïté). L’activité cérébrale de cette région est aussi plus importante lorsque la personne doit réaliser une tâche nécessitant une bonne gestion des conflits cognitifs (Amodio et al., 2007). Le cerveau de l’électeur conservateur, lui, est caractérisé par une amygdale plus volumineuse en matière grise (Kanai et al., 2011). Un résultat cohérent, car l’amygdale est une structure qui s’active lorsque nous sommes confrontés à une menace, situation que n’aiment pas les électeurs conservateurs.
Chawke & Kanai (2016) ont montré que l’activation du cortex préfrontal dorsolatéral rendait les participants plus conservateurs, quelle que soit leur orientation initiale.
De nature corrélative, ces résultats appelaient d’autres types d’études pour mettre en évidence une éventuelle relation de causalité. Des études ont ainsi été menées avec des patients présentant des lésions cérébrales, et le moins qu’on puisse dire est qu’elles ont donné des résultats troublants. Des patients avec une partie du cortex préfrontal médian lésée estiment, par exemple, que des affirmations radicales telles que « Le gouvernement devrait contrôler la presse » sont plutôt modérées (Cristofori et al., 2015). D’autres, présentant une lésion au niveau du cortex préfrontal dorsolatéral, se révèlent plus conservateurs que ceux ayant une lésion du lobe temporal ou de l’amygdale (Nam et al., 2021). Mais les études les plus dérangeantes sont celles qui font appel à la stimulation cérébrale. Chawke & Kanai (2016) ont ainsi montré que l’activation du cortex préfrontal dorsolatéral rendait les participants plus conservateurs, quelle que soit leur orientation initiale. Sans toutefois, précisent les auteurs de l’étude, les conduire à un rejet de leur orientation politique initiale. Imaginer que nos opinions politiques soient déterminées par la biologie ou qu’on puisse un jour manipuler nos choix politiques en agissant sur notre cerveau relève du pur fantasme. Pour une raison simple : la formation de l’orientation politique dépend fortement de l’environnement social et éducatif.
La « neuropolitique » : nouveau terrain de recherche ou simple neuromania ?
« Les neurosciences appliquées à l’étude de l’orientation politique ont su démontrer leur importance, répond Irene Cristofori : elles confirment les observations apportées par les sciences humaines et sociales en offrant un niveau de compréhension complémentaires : celui des mécanismes et des processus biologiques. C’est comme ouvrir une boîte noire. Faut-il pour autant forger un terme spécifique pour désigner ce nouveau champ de recherche ? Je n’en suis pas certain, surtout si cela peut conduire à des engouements excessifs dus à une compréhension erronée des résultats scientifiques. L’étude des mécanismes cérébraux de l’orientation politique peut très bien faire partie du champ des neurosciences sociales. »
Alors, que faire de ces travaux ? Pour Irene Cristofori, qui est en contact régulier avec des patients cérébrolésés, la compréhension des processus cérébraux qui sous-tendent les jugements moraux (lesquels sont un des éléments constituant une opinion politique) pourrait jouer un rôle important dans le processus de déstigmatisation et d’inclusion sociale de ces patients, parfois jugés sévèrement par leur entourage. Nous sommes en effet beaucoup moins tolérants avec des personnes qui ont des difficultés de jugements moraux qu’avec celles qui ont un trouble de mémoire, par exemple.
Références
Amodio, D. M., Jost, J. T., Master, S. L., & Yee, C. M. (2007). Neurocognitive correlates of liberalism and conservatism. Nature Neuroscience, 10(10). https://doi.org/10.1038/nn1979
Chawke, C., & Kanai, R. (2016). Alteration of political belief by non-invasive brain stimulation. Frontiers in Human Neuroscience, 9(JAN2016). https://doi.org/10.3389/FNHUM.2015.00621
Cristofori, I., Viola, V., Chau, A., Zhong, W., Krueger, F., Zamboni, G., & Grafman, J. (2015). The neural bases for devaluing radical political statements revealed by penetrating traumatic brain injury. Social Cognitive and Affective Neuroscience, 10(8). https://doi.org/10.1093/scan/nsu155
Kanai, R., Feilden, T., Firth, C., & Rees, G. (2011). Political Orientations Are Correlated with Brain Structure in Young Adults. Current Biology, 21(8), 677. https://doi.org/10.1016/J.CUB.2011.03.017
Nam, H. H., Jost, J. T., Meager, M. R., & Van Bavel, J. J. (2021). Toward a neuropsychology of political orientation: exploring ideology in patients with frontal and midbrain lesions. Philosophical Transactions of the Royal Society of London. Series B, Biological Sciences, 376(1822). https://doi.org/10.1098/RSTB.2020.0137