Comment la science multi-cerveaux s’est faite une place dans les labos


L’ expression « «être sur la même longueur d’onde » serait-elle une réalité scientifique ? L’hyperscanning, une technique récente, montre en effet que lorsque des individus interagissent socialement, leurs ondes cérébrales  se synchronisent. A la clé, un nouveau domaine de recherche émerge : les neurosciences collectives.

Hyperscanning. Cette technique s’est largement diffusée au sein des laboratoires de recherche en neurosciences cognitives au cours des vingt dernières années. Elle consiste à enregistrer l’activité cérébrale de plusieurs individus en même temps lorsqu’ils interagissent ou partagent de mêmes expériences sensorielles. A travers cette approche « multi-cerveaux », l’objectif est de comprendre comment se forment les interactions sociales en prenant en compte toute leur complexité. La méthode d’observation a ses adeptes, mais aussi ses détracteurs qui s’appuient sur l’entourage de l’hyperscanning à ses balbutiements pour justifier leur scepticisme. En ouvrant des perspectives scientifiques enthousiasmantes, les découvertes récentes dues à cette technologie pourraient faire pencher la balance du côté de ses promoteurs. Explications.

Peut-on étudier plusieurs cerveaux en même temps ? La question, à vrai dire, n’est pas nouvelle. Car d’après les archives scientifiques, la première expérience qui tente d’y répondre date de 1965. Elle concerne un article publié dans la revue Science1 par des chercheurs américains qui s’intéressent à la…télépathie. Les scientifiques affirmaient démontrer que de vrais jumeaux sont capables de transmission de pensée, d’après l’allure de leurs électroencéphalogrammes (voir encadré plus bas). Les contours plutôt fantaisistes de l’étude ont sans doute jeté le discrédit sur ce type de démarche, car l’hyperscanning disparaît ensuite des publications. Pour réapparaître 40 ans plus tard sous l’impulsion du professeur américain Read Montague.

En dehors de toute de considération ésotérique, une approche « multi-cerveaux » rigoureuse est possible.

L’intérêt de l’étude publiée alors en 2002 est d’ordre méthodologique. Le neuroscientifique démontre, qu’en dehors de toute de considération ésotérique, une approche « multi-cerveaux » rigoureuse est possible. Dans son protocole expérimental, il détaille comment relier des appareillages IRM pour mesurer en simultané l’activité cérébrale de deux volontaires placés dans des pièces différentes. Les candidats sont engagés dans un jeu de « cache-cache » simple : l’un d’eux dissimule un objet dans une main, tandis que l’autre tente de découvrir laquelle. En guise de prérequis à son expérimentation, le scientifique formule l’hypothèse que lorsque deux personnes interagissent socialement, le comportement de l’une conditionne l’activité cérébrale de l’autre, et que ce phénomène est observable.

Les IRM sont appelées parfois scanners. Et, enregistrer simultanément l’activité cérébrale de plusieurs personnes est une tâche assez complexe à réaliser :  le préfixe hyper lui convient bien. Suite à cette démonstration, l’« hyper-scanning » était né ! 

En dehors de l’IRM, d’autres techniques d’enregistrement sont utilisées pour réaliser des protocoles d’hyperscanning. On peut citer la magnétoencéphalographie (MEG) et l’imagerie spectroscopique proche infrarouge fonctionnelle (en anglais functional Near Infrared Spectroscopic Imaging, fNRIS). Mais la méthode d’imagerie privilégiée en science multi-cerveaux, à cause de sa grande facilité de mise en œuvre, est l’électroencéphalographie (EEG).

On observe l’apparition de motifs similaires sur les électroencéphalogrammes : les phases des signaux s’alignent.

Savoir mesurer l’activité cérébrale de plusieurs cerveaux en même temps, d’accord … Mais dans cette forêt de pics, distingue-t-on finalement quelque chose de nouveau ? Oui. Une synchronisation des oscillations cérébrales : c’est la découverte majeure2 faite par le chercheur français Guillaume Dumas en 2010.

Dans son expérience, réalisée auprès d’un petit groupe de onze binômes, deux candidats communiquent de façon non-verbale : l’un doit reproduire la gestuelle de l’autre et vice-versa. Chaque personne est isolée dans une pièce et observe les mains de son alter ego projetées sur un écran d’ordinateur. À l’aide de la technique d’hyperscanning EEG, on observe l’apparition de motifs similaires sur les électroencéphalogrammes : les phases des signaux s’alignent entre les individus, rappelant deux pendules oscillants simultanément.  Cette synchronisation entre cerveaux témoigne ainsi que les activités cérébrales d’individus participant à une interaction sociale se coordonnent.

Expérience de Guillaume Dumas mettant en évidence le phénomène de synchronie : les ondes cérébrales de deux personnes qui communiquent non verbalement se superposent
Des phénomènes de synchronie apparaissent lorsque deux personnes communiquent non verbalement : les signaux de leurs ondes cérébrales se superposent –  Crédit : PlosOne (Schéma issu de « Inter-brain synchronization during social interaction”, G. Dumas & coll)

En outre, les liens sociaux qui unissent les participants influencent la synchronie : une autre étude3 montre que les signaux mesurés chez des couples romantiques ou des amis se superposent davantage en comparaison de ceux d’individus inconnus. Avec une approche et un niveau d’analyse jusque-là inégalés, les travaux menés par le Dr Dumas démontrent l’existence des synchronies inter-cérébrales.

Lorsqu’on partage les mêmes idées et des modes de pensée similaires, ne dit-on pas couramment
qu’ « on est sur la même longueur d’onde » ? Eh bien, cette connexion mutuelle se voit dans nos cerveaux !

Depuis cette découverte, plusieurs équipes de recherche ont reproduit le phénomène de synchronisation inter-cérébrale à l’aide d’autres approches comme la simulation de cerveaux par ordinateur et la stimulation électromagnétique. Ces multiples niveaux de validation attestent que la synchronisation des ondes cérébrales entre individus est un phénomène tangible et quantifiable. Il est de plus en plus étudié d’ailleurs, car le nombre de publications annuelles ayant trait à l’hyperscanning a fortement augmenté au cours de la décennie : il était de 5 en 2012 à 100 environ en 2022.

Répondre aux questions posées par l’hyperscanning est un défi passionnant pour les neuroscientifiques !

Grâce à la multiplication des expériences multi-cerveaux associée à la démocratisation de l’hyperscanning, la réalité même du phénomène de synchronie n’est plus que rarement contestée par les sceptiques.  Pour autant, l’enthousiasme de ceux qui l’étudient se heurte aujourd’hui à un défi de taille : interpréter les synchronies observées. La question de leur fonction reste en suspens notamment :  la synchronisation neurale entre plusieurs personnes est-elle utile ? Voire nécessaire ? Ou doit-on la considérer seulement comme le produit naturel d’une expérience partagée ? Autrement dit, si des personnes partagent un environnement sensoriel commun et effectuent une action commune, est-ce vraiment étrange de voir leurs cerveaux se comporter à l’identique ?

Y répondre nécessitera des expériences longues et répétitives, inhérentes au processus scientifique, de la part des chercheurs en neurosciences collectives. Mais pour eux, le défi est passionnant ! D’autant plus que l’horizon de leurs réflexions s’est récemment élargi avec l’apport de travaux menés chez les animaux non humains par des neuro-éthologues.

Comment la science-multicerveaux s'est faite une place dans les labos © Shutterstock
Lorsque deux chauve-souris se toilettent mutuellement, leurs ondes cérébrales se synchronisent © Shutterstock / Shumasia

Tout d’abord en 2019, une équipe de Berkeley en Californie, dirigée par le professeur Yartsev, a équipé des chauves-souris4 de microélectrodes capables d’enregistrer l’activité cérébrale des chiroptères pendant qu’ils sont libres de voler à leur guise. Leurs mesures montrent que lorsque deux chauves-souris se trouvent à proximité l’une de l’autre et qu’elles interagissent directement, comme lors d’un toilettage mutuel, leurs ondes cérébrales se synchronisent : un phénomène similaire donc à celui observé chez les humains.

La synchronisation entre plusieurs souris permet de prédire les relations de dominance qui se développeront entre elles.

Et la même année, une étude menée sur des souris5par des chercheurs de l’université de Californie prouve non seulement l’existence de la synchronisation inter-cérébrale chez les rongeurs, mais également que l’amplitude de celle-ci varie en fonction du statut social des individus. En effet, lorsque deux souris initient une interaction sociale compétitive, pour de la nourriture par exemple, les scientifiques ont observé que le comportement de l’animal dominant influence la synchronisation de manière plus prononcée que celui de l’animal subordonné. En outre, ils ont encore découvert que les niveaux de synchronisation entre plusieurs souris permettent de prédire les relations de dominance qui se développent progressivement entre ces animaux.

Ce nouvel engouement pour l’hyperscanning dans les équipes de recherche spécialisées dans les modèles animaux est précieux. En combinant ces premiers résultats à ceux obtenus chez l’humain, c’est un nouveau champ de perspectives qui s’ouvre : celui de comprendre les mécanismes fondamentaux communs à différentes espèces à l’origine de leurs interactions sociales. Avec à la clé, la découverte potentielle de réseaux corticaux analogues expliquant la capacité des êtres vivants à se synchroniser.

L’hyperscanning est une technique qui a permis de révéler des phénomènes fascinants quant à la capacité des êtres humains à interagir les uns avec les autres. Mais, plus que tout autre sujet, l’étude des phénomènes multi-cerveaux est délicate. Elle suscite à la fois de grands espoirs, quelques fantasmes, et de fortes réticences. La valeur d’un outil se révélant avant tout à travers les mains de celui qui l’utilise, l’hyperscanning n’y échappe pas. Le risque subsiste que l’usage de cette technique soit dévoyé par certains, plus adeptes de parapsychologie ou de pseudosciences que de réels faits scientifiques. Néanmoins, en l’utilisant avec rigueur et méthode, il y a fort à espérer que cette technique puisse connaître des développements enthousiasmants à l’avenir.

Les jumeaux communiquent-ils …par télépathie ?

En guise de résultats expérimentaux, l’article publié dans Science par les deux chercheurs de l’université Thomas Jefferson (Philadelphie) contient une seule figure présentant plusieurs tracés acquis par électroencéphalographie chez deux jumeaux homozygotes. Pour expliquer l’apparence synchrone de leurs courbes, les scientifiques ont mentionné la télépathie.
De nos jours, produire de pareils résultats, aucunement reproduits et sans faire l’objet d’exploitation statistique, ne serait pas accepté. L’histoire n’explique pas comment la prestigieuse revue Science a pu éditer pareille étude.

Références

1. Extrasensory electroencephalographic induction between identical twins. T D Duane, T Behrendt : Science, 1965

2. Inter-brain synchronization during social interaction. Guillaume Dumas, Jacqueline Nadel, Robert Soussignan, Jacques Martinerie, Line Garnero : Plos One, 2010

3. Human attachments shape interbrain synchrony toward efficient performance of social goals. Amir Djalovski, Guillaume Dumas, Sivan Kinreich, RuthFeldman : NeuroImage, 2021

4. Correlated Neural Activity across the Brains of Socially Interacting Bats. Wujie Zhang , Michael M Yartsev : Cell, 2019

5. Correlated Neural Activity and Encoding of Behavior across Brains of Socially Interacting Animals. Lyle Kingsbury, Shan Huang, Jun Wang, Ken Gu, Peyman Golshani, Ye Emily Wu, Weizhe Hong. Cell, 2019

Chercheur(s)

Quentin Moreau

Quentin Moreau a obtenu son doctorat en neurosciences sociales à l’Université Sapienza de Rome, ses recherches se portaient sur notre capacité à percevoir, comprendre et interagir avec autrui. Il a utilisé l’hyperscanning pour étudier les interactions sociales dans l’équipe PPSP dirigée par Guillaume Dumas à Montréal lors de son premier postdoc. Postdoctorant à l’ISC MJ (équipe DANC) depuis 2023, il étudie aujourd’hui la neurophysiologie du cortex moteur lors d’actions manuelles.

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Quentin Moreau

Laboratoire

Institut des sciences cognitives (ISC) Marc-Jeannerod

L'Institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod rassemble six équipes pluridisciplinaires appartenant au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat et les mécanismes cérébraux à l'œuvre dans les processus sensoriels et cognitifs allant jusqu'à la cognition sociale. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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