Il y a quelques mois, une équipe de chercheurs lyonnais montrait qu’une simple baguette pouvait devenir une extension sensorielle du corps et que le signal vibratoire transmis par la baguette à la main était exploitable par le cerveau. Dans une récente publication, ils prouvent que le cerveau utilise les mêmes processus pour localiser le toucher sur la main et sur un outil. (Illustration : Lottie Clarke)
Rappel des épisodes précédents. En septembre 2018, nous avons présenté les travaux de Luke Miller et Alessandro Farnè relatifs à un phénomène qui intrigue les esprits curieux depuis longtemps : comment expliquer que nous soyons capables de de percevoir des informations de notre environnement à travers un outil, comme le fait par exemple une personne aveugle avec sa canne ? A l’aide d’une expérience très simple, les deux chercheurs ont montré qu’un sujet, momentanément privé de la vue et de l’ouïe, est capable de localiser précisément un impact sur la baguette qu’il tient dans sa main, comme si l’outil faisait partie de sa représentation du corps. Pour comprendre ce phénomène, ils ont étudié les vibrations transmises par la baguette aux récepteurs de la main lors de l’impact. Ils ont alors constaté qu’à chaque impact correspondait un motif vibratoire unique, lequel constituait un encodage préneural du signal transmis aux récepteurs de la main. Enfin, à l’aide d’un modèle informatique, ils ont montré que cette information était exploitable par le cerveau.
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Pas question pour Luke Miller et Alessandro Farnè d’en rester là. Forts de ces premiers résultats, ils ont voulu s’assurer que le cerveau utilisait bien cette information et comprendre comment il s’y prenait. Pour cela, les deux chercheurs ont fait appel à l’imagerie cérébrale, plus précisément à l’électroencéphalographie (EEG). Ils ont d’abord enregistré l’activité corticale d’une quinzaine de sujets auxquels ils ont demandé de localiser une série d’impacts (proches de la main ou plus éloignés) portés sur une baguette tenue dans la main droite. Avec ce dispositif, ils cherchaient à provoquer un effet de « suppression due à la répétition ». De quoi s’agit-il ? Lorsqu’on répète un aspect spécifique d’un stimulus tactile – ici, la position des coups, portés au même endroit – la réponse neuronale décroît. Cette « signature » neuronale permet de déterminer précisément le moment où le cerveau localise l’impact.
Ce sont bien les mécanorécepteurs, caractérisés par leur sensibilité et réactivité particulièrement développées, qui transmettent les informations provenant de l’outil.
Expérience probante : le cortex somatosensoriel – zones qui traitent les informations sensorielles – exploitait bien les motifs vibratoires transmis par la baguette aux récepteurs de la main. Les deux chercheurs ont ensuite répété l’expérience en frappant directement le bras des participants pour comparer les dynamiques des réponses neuronales à l’impact. Pour leur plus grande satisfaction, ils ont constaté qu’elles étaient comparables. Preuve que le cerveau considérait bien l’outil comme une extension sensorielle du corps.
Restait un point à vérifier. L’information exploitée par le cerveau provenait-elle bien des mécanorécepteurs de la main ou celui-ci prenait-il en compte d’autres modalités sensorielles ? Sachant que le coup porté sur la baguette provoque aussi une oscillation plus ou moins forte du poignet, ce mouvement pouvait-il constituer une source d’information importante pour localiser le point d’impact ? Pour répondre à ces interrogations, Luke Miller et Alessandro Farnè ont réalisé la même expérience avec une personne présentant une «désafférentation» partielle du bras droit, consécutive à une intervention chirurgicale. Chez elle, ce phénomène se traduit par une perte de la proprioception de la main droite, autrement dit la perception de sa main dans l’espace, sans perte significative du toucher superficiel.
Qu’a révélé l’expérience ? D’une part, que cette personne était capable de localiser le point d’impact sur la baguette tenue dans sa main droite avec une précision comparable à celle obtenue avec la main gauche. D’autre part, que la dynamique des réponses neuronales à l’impact était la même que celle de sujets sains. Ils ont pu ainsi en conclure que la proprioception n’est pas indispensable pour localiser l’impact sur la baguette. Ce sont bien les mécanorécepteurs, caractérisés par leur sensibilité et réactivité particulièrement développées, qui transmettent les informations provenant de l’outil.
Quelles applications de ces travaux ? Un domaine prometteur est celui de l’amélioration de l’expérience sensorielle des personnes amputées via des neuro-prothèses. Les résultats suggèrent qu’un moyen non invasif de restaurer le retour sensoriel serait de travailler sur la dynamique structurelles des prothèses afin que celles-ci fournissent des réponses optimales au contact avec des objets et puissent être utilisées comme un organe sensoriel étendu.
Pour aller plus loin
Miller et al., Somatosensory Cortex Efficiently Processes Touch Located Beyond the Body, Current Biology (2019), https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.10.043