Ça n’arrive qu’aux autres : comment le cerveau fuit l’idée de la mort


Utilisant l’imagerie cérébrale et les probabilités bayésiennes, une équipe franco-israélienne vient de vérifier la théorie psychologique de la gestion de la peur. Par un mécanisme inné, notre cerveau se protège de l’idée de la mort ou l’attribue à autrui. Coauteur de l’étude, Antoine Lutz se demande si la méditation pourrait nous affranchir de ce déterminisme et nous aider à envisager notre finitude plus sereinement.

Dans son essai Être et Temps, le philosophe Martin Heidegger nous exhorte à accepter la mort pour vivre de manière authentique. Une injonction parfaitement contre-nature. En réalité, notre cerveau dépense beaucoup d’énergie afin d’éviter de penser à sa propre finitude. Pour se protéger, il a tendance à dissocier le soi de l’idée de la mort et à transférer celle-ci sur autrui. Ce mécanisme de protection se fait à notre insu, alors que nous savons pertinemment que nous ne sommes pas éternels. Ce biais cognitif inné n’est pas en soi une découverte. Dans les années 1980, les psychologues Jeff Greenberg, Sheldon Solomon et Tom Pyszcynski conçoivent une théorie de gestion de la peur. Cette théorie explore l’impact de la conscience de la mort sur la psyché. Selon elle, le cerveau humain s’emploie à supprimer les pensées qui nous rappellent la mort ou les attribue aux autres, et ceci à un coût cognitif non négligeable.

Le challenge : parvenir à mettre en évidence le mécanisme d’évitement de l’idée de mort par une mesure de l’activité du cerveau.

Antoine Lutz, de l’équipe Dynamique cérébrale et Cognition (DYCOG) du CRNL, s’est demandé s’il était possible de vérifier cette théorie grâce aux neurosciences. Ce chercheur a travaillé aux États-Unis sur les effets de la méditation sur le cerveau, notamment avec le méditant et philosophe Mathieu Ricard, avant de revenir en France pour continuer ses recherches. Dans une récente étude, il a collaboré avec Yaïr Dor-Ziderman, doctorant dans l’équipe israélienne d’Avi Goldstein à l’université de Bar Ilan et instigateur de ces recherches en neurosciences sur ce mécanisme de protection : « Nous voulions utiliser cette théorie de gestion de la peur pour comprendre certaines pratiques de méditation qui contemplent l’impermanence afin de réguler ce biais d’évitement », explique-t-il. Toute la difficulté était de mettre en évidence ce mécanisme d’évitement par une mesure de l’activité du cerveau. Pour cela, il s’est appuyé sur un modèle qui considère le cerveau comme une machine prédictive, aussi appelé modèle du cerveau bayésien. Selon cette approche, le cerveau crée un modèle du monde qui l’entoure en faisant des prédictions basées sur des probabilités estimées à partir de ce qu’il sait. C’est une manière pour lui de s’adapter à un monde complexe et changeant de façon à ne pas être pris de court. Comment mettre cela en évidence ? Par la répétition régulière d’un même stimulus, comme une image ou un son, par exemple. Le cerveau prédit alors logiquement que le prochain stimulus sera identique. Si l’on modifie ce stimulus, la prédiction s’en trouve erronée. La réaction à cette mauvaise prédiction est mesurable : on parle alors de « potentiel de déviation ».

Grâce à cette mesure, effectuée par magnétoencéphalographie, une technique d’imagerie qui permet d’obtenir une excellente résolution spatiale et temporelle, l’équipe de chercheurs a pu déterminer si le cerveau était enclin à prédire une association entre le soi et la mort. Pour cela, ils ont présenté de façon répétitive à des participants une image de leur visage associée soit à des mots évoquant la mort, soit à des mots connotés négativement, mais sans rapport direct avec la mort. Puis l’image a été remplacée par le visage d’un autre. Théoriquement, à ce moment-là, le cerveau aurait dû faire une erreur de prédiction. En réalité, lorsque l’idée de la mort était présente, le potentiel de déviation disparaissait. Face à la mort, le cerveau ne faisait plus la prédiction attendue, évitant ainsi de lier l’image à un contexte de mort. « Cela montre d’une manière très spécifique qu’il y a une régulation de ce modèle de prédiction, typiquement dans le cas où l’image du soi est associée à l’image de la mort, explique Antoine Lutz. C’est comme si l’anticipation était moindre. »

Sans que le participant en ait conscience, son cerveau, de manière innée, préfére attribuer la mort à d’autres.

Dans une deuxième expérience, les chercheurs ont pu tester la propension du cerveau à préférer associer la mort à quelqu’un d’autre. Pour cela, l’image du visage du participant était combinée avec celle d’un inconnu dans une vidéo et comme précédemment associée à un mot soit évoquant la mort, soit négatif. Durant une première tâche, l’image de soi se transformait progressivement en celle de l’inconnu (technique de morphing) ; pendant la seconde, l’inverse se produisait. Le participant devait indiquer le moment précis où son visage devenait celui de l’autre, et inversement. On pouvait s’attendre à ce que, dans les deux conditions, la bascule ait lieu au même moment. C’était bien le cas quand le mot n’évoquait par la mort. Mais avec l’idée de la mort en arrière-plan, le participant mettait plus longtemps à décider que le visage inconnu était devenu le sien. Dans la situation inverse, il décidait aussi plus rapidement que son visage n’était plus le sien. Sans que le participant en ait eu conscience, son cerveau, de manière innée, préférait donc attribuer la mort à d’autres. « Notre perception de l’autre est biaisée face à la mort : c’est aussi ce que montre la théorie de gestion de la peur », conclut Antoine Lutz.

Comment expliquer l’existence de ce biais ? S’il est présent chez l’homme, c’est qu’il a été sélectionné par l’évolution. Pour Antoine Lutz, « ce serait une stratégie de défense, de protection ». « L’évolution darwinienne est toutefois plus lente que l’évolution des cultures, ajoute-t-il. On peut imaginer que ce biais n’est plus adapté à notre culture. » Ce biais hérité, probablement né dans un monde plus hostile pour l’homme que le nôtre, n’est peut-être plus nécessaire…

Réduire cette peur pourrait-il nous rendre plus bienveillants et altruistes ?

Et s’il était possible de dépasser ce déterminisme et d’accepter notre finitude ? La littérature de la gestion de la peur révèle que la peur de la mort nous rend plus intolérants et renforce l’exclusion en augmentant le sentiment d’appartenance à un groupe. Réduire cette peur pourrait-il nous rendre plus bienveillants et altruistes ? La question mérite d’être posée. Par ailleurs, avoir conscience de notre mort pourrait nous pousser à mieux investir le temps qui nous est imparti. Non pas en emplissant notre emploi du temps, mais, libérés de la nécessité de fuir l’idée de la mort, en profitant pleinement de chaque instant.

Dans cette perspective, Antoine Lutz s’inspire de pratiques contemplatives anciennes qui prônent de méditer sur l’aspect éphémère de toute chose : « Toutes les pratiques contemplatives, aussi bien bouddhistes que chrétiennes, invitent à contempler l’impermanence et la mort. Prenez par exemple les vanités [peintures évoquant la mort, ndlr]. ». Le chercheur pense que la méditation de pleine conscience, focalisée sur la conscience de l’instant présent, constitue un tel outil de contemplation : « Une acceptation ressentie de cette impermanence, une sorte de lâcher prise, ce n’est pas quelque chose que vous allez obtenir simplement par la pensée. » Accepter la mort par la méditation serait donc une manière de permettre au cerveau de dépenser moins d’énergie à éviter cette idée désagréable et de vivre ainsi plus sereinement au présent.

Déjà employée dans certaines thérapies, la méditation montre notamment de bons résultats pour soigner les patients atteints de stress post-traumatique (Barnes et al., 2016). Antoine Lutz voudrait aller plus loin et étudier l’impact de la méditation sur ce mécanisme de défense : « La bonne nouvelle, c’est qu’on peut s’entraîner à changer ce biais. Ce sera l’objet des prochaines études. » Les méditants expérimentés présentent-ils eux aussi ce mécanisme de défense ? Ou bien connaissent-ils une forme de libération de cette angoisse de la mort ? Réponse prochainement…

Pour aller plus loin

> Y. Dor-Ziderman, A. Lutz, A. Goldstein, Prediction-based neural mechanisms for shielding the self from existential threat, NeuroImage, Volume 202, 2019.

Lire aussi

> Comment la méditation agit sur le cerveau (Antoine Lutz).

Chercheur(s)

Antoine Lutz

Chargé de recherche au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL). Membre de l’équipe de recherche Dynamique cérébrale et cognition (Dycog). A travaillé dans le laboratoire dirigé par Richard Davidson à l’université du Wisconsin (Madison, Etats-Unis). Dirige le projet de recherche ERC Brain and Mindfulness, qui vise à étudier les processus expérientiels, cognitifs et neuronaux sous-tendant la pratique de la méditation de pleine conscience.

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Antoine Lutz

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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