Seules les données de l’activité cérébrale obtenues par l’implantation d’électrodes dans le cerveau sont assez précises pour comprendre en détail les mécanismes cognitifs humains. Mais la complexité de ces données est un obstacle pour les chercheurs. Faire émerger une analyse globale, dès lors que le nombre de patients étudiés approche la centaine, est un défi sans précédent. Une équipe du CRNL, avec l’aide de développeurs informatiques, s’est penchée sur la question.
Reconnaître un visage, décrypter le sens d’une phrase, faire une multiplication : que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque nous réalisons ces tâches cognitives banales ? C’est, depuis des années, la quête de nombreux chercheurs. Cela suppose de pouvoir enregistrer les communications très rapides entre les neurones. Cela, une seule méthode le permet : l’implantation d’électrodes dans le cerveau, appelée électroencéphalographie intracrânienne (iEEG). Cette méthode permet de mesurer des signaux électriques sur des durées relativement courtes (de l’ordre de la milliseconde). Problème, l’iEEG est une technique hautement invasive. Tout le monde comprendra qu’il n’est pas pensable d’implanter des personnes en bonne santé. C’est pourquoi on ne dispose à ce jour que de données provenant de patients épileptiques implantés dans le cadre de leur traitement, et ces derniers sont peu nombreux.
À Lyon, Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche, membre de l’équipe Dynamique cérébrale et cognition au sein du Centre de recherche en neurosciences de Lyon, met en œuvre des protocoles de recherche impliquant désormais plus de 100 patients épileptiques. La tâche est loin d’être facile, car le positionnement des électrodes diffère d’un patient à l’autre en fonction des hypothèses des médecins sur la localisation du foyer épileptique. « Avec un groupe aussi hétérogène, c’est un vrai défi d’obtenir une vue globale permettant de faire émerger une certaine cohérence de l’activité cérébrale », assure le chercheur. Pour couvrir toutes les régions du cortex, il faut donc rassembler suffisamment de données et leur appliquer un long travail de traitement. Afin de simplifier cette étape, Jean-Philippe Lachaux a proposé la création d’un outil de visualisation des données iEEG dans le cadre du Human Brain Project, grand projet européen de développement numérique pour la recherche sur le cerveau humain.
Sa principale caractéristique est de produire un modèle du cerveau en trois dimensions à partir des données iEEG.
C’est ainsi qu’est né le logiciel HiBoP (Human Intracranial Brain Observations Player), issu de la collaboration entre Jean-Philippe Lachaux et une équipe de développeurs. Sa principale caractéristique est de produire un modèle du cerveau en trois dimensions à partir des données iEEG. Il crée ainsi un cerveau « moyenné », qui est le résultat de la moyenne de l’activité cérébrale d’un grand nombre de patients. Cette visualisation globale permet, pour une même tâche, de mettre en évidence les aires du cerveau qui s’activent de façon similaire chez tous les participants. « On peut ainsi repérer rapidement des régions potentiellement intéressantes à explorer, expliquent les développeurs Benjamin Bontemps et Adrien Gannerie. Et ensuite aller regarder plus en détail dans ces régions quels patients ont réagi et pourquoi. » Avec HiBoP, les chercheurs ont en effet la possibilité de passer d’une vue multipatients à l’analyse d’un patient en particulier, et ce de façon très rapide. Jusqu’ici, l’analyse des données des électrodes intracrâniennes pour une expérience donnée pouvait prendre plusieurs mois. Désormais, c’est possible en quelques jours.
Le gain de temps n’est pas le seul atout du logiciel. « Avec HiBoP, il devient possible de manipuler assez facilement de grandes bases de données pour vérifier des hypothèses concernant la dynamique cérébrale fine de la cognition humaine. C’était sinon impossible du moins beaucoup plus compliqué avant », se félicite Jean-Philippe Lachaux.
Le chercheur teste également les capacités d’HiBoP à démontrer l’existence de ce qu’il appelle un « gate keeper », système cérébral permettant de faire le tri entre les informations pertinentes et les informations à ignorer. Pour cela, il utilise un protocole très simple avec 150 patients implantés avec des électrodes intracrâniennes. Durant l’expérience, ceux-ci voient défiler des images de façon aléatoire et doivent appuyer sur une touche lorsqu’ils voient apparaître un fruit. Lorsque que celui-ci apparaît à l’écran, le cerveau reçoit une information qu’il juge pertinente, ce qui se traduit, selon l’hypothèse du chercheur, par une activité électrique neuronale spécifique. Qu’a-t-il constaté avec HiBoP ? Que l’aire du cerveau associée aux fonctions visuelles reste constamment active, alors que la partie liée au traitement de l’information ne s’active que lorsqu’un fruit apparaît. La visualisation des résultats pour un cerveau moyenné donne donc une confirmation directe de l’hypothèse attendue.
HiBoP est en open source et téléchargeable gratuitement.
Au vu des possibilités offertes par HiBoP, l’équipe espère un développement des analyses par iEEG dans les neurosciences, ce qui ferait progresser tout le champ de recherche sur la cognition humaine. C’est pourquoi elle a choisi de rendre le logiciel accessible à tous : HiBoP est en open source et téléchargeable gratuitement. Sa diffusion se heurte toutefois aux habitudes. « HiBoP attire surtout des étudiants pour le moment, remarque Adrien Gannerie. Il est plus dur de le faire adopter à des chercheurs qui ont déjà une routine en place. » Benjamin Bontemps renchérit : « Pour faire connaître HiBop, nous proposons aux nouveaux utilisateurs de tester le logiciel avec leurs propres données. »
La popularité d’HiBoP pourrait aussi grimper avec l’ajout de nouveaux formats de données. « Nous allons développer HiBoP pour qu’il permette de visualiser d’autres types de mesures à haute résolution temporelle, non invasives cette fois, comme l’EEG ou la MEG [magnétoencéphalographie, ndlr] », assure Jean-Philippe Lachaux. Cela pourrait convaincre d’autres branches des neurosciences de l’essayer.