La folle histoire des amphétamines



Arme secrète des armées, dopant pour artistes et sportifs, drogue mortelle des rues, coupe-faim à haut risque et, plus récemment, médicament utile en pédiatrie et en neurologie : en un siècle, les amphétamines ont donné lieu à de nombreux usages et mésusages. Professeur de pharmacologie et chercheur en neurosciences, Luc Zimmer nous raconte en avant-première l’histoire mouvementée de cette étonnante molécule. Il en dira davantage lors de la conférence qu’il donnera à Lyon dans le cadre de la Semaine du cerveau.

Luc Zimmer a la chance – c’est lui qui le dit – d’enseigner une matière directement liée à ses thématiques de recherche : la pharmacologie. A vrai dire, il a une triple casquette de professeur des universités, de praticien hospitalier et de chercheur. Il enseigne en effet la neuropharmacologie et la psychopharmacologie à l’Université Claude-Bernard Lyon 1, a la responsabilité d’une plateforme d’imagerie (Cermep) aux Hospices civils de Lyon et dirige une équipe de recherche sur les biomarqueurs radiopharmaceutiques et neurochimiques au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL). S’il a choisi de parler des amphétamines à l’occasion de la Semaine du cerveau, c’est dans un souci de pédagogie. Suscitant à la fois la peur et la fascination, les psychotropes – médicaments ou drogues – occupent une place particulière dans notre société, souligne-t-il. Sur un sujet sensible et complexe, il lui a paru important que la culture scientifique l’emporte sur le fantasme.

Pourquoi avoir choisi les amphétamines plutôt que le LSD ou la cocaïne pour illustrer votre propos ?
Les amphétamines représentent l’archétype d’une famille de molécules à la fois chimiquement simples mais dotées de propriétés pharmacologiques hors du commun et qui ont donné lieu à une histoire riche, avec des phases sombres et d’autres plus lumineuses. Elles illustrent parfaitement l’ambivalence de la matière : il n’y a pas en soi de bonnes ou de mauvaises molécules. En revanche, chacune peut être utilisée à bon ou mauvais escient.

L’histoire des amphétamines commence où et quand ?
Elle commence à la fin du XIXe siècle, en deux endroits de la planète. D’abord au Japon, où le pharmacien Nagajasi Nagaï extrait l’éphédrine, une substance aux vertus stimulantes, du mahuang, une plante utilisée depuis plusieurs millénaires en Chine. Au même moment, en Allemagne, un chimiste, d’origine roumaine, Lazăr Edeleanu, réalise la première synthèse d’amphétamines. Mais sa découverte est peu remarquée.

L’effet dopaminergique des amphétamines

La structure chimique de l’amphétamine ressemble à celle de stimulants naturels produits par le corps : les catécholamines dont l’adrénaline, la noradrénaline, la dopamine. L’amphétamine inhibe la recapture de la dopamine. Elle a aussi une action libératrice de la noradrénaline et de la dopamine. Ce phénomène serait la cause de la perturbation de la production de dopamine.
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Il faut attendre les années 1930 pour qu’un chimiste californien reprenne les recherches et découvre l’effet bronchodilatateur des amphétamines. Rapidement son brevet est racheté par un laboratoire pharmaceutique américain, qui commercialise la molécule sous la marque Benzédrine. Des études parallèles ayant révélé son action de stimulant cérébral, elle est aussi testée par des psychiatres sur des patients léthargiques.

Publicité pour la Benzédrine (©DR)

Publicité pour la Benzédrine commercialisée dans les années 1940 comme un bronchodilatateur (©DR)

Jusque-là tout va bien…
En effet. Les choses se gâtent lorsqu’on découvre le côté dopant des amphétamines. Non seulement elles euphorisent les sujets, mais elles augmentent leur endurance, réduisant les sensations de fatigue, de faim et de sommeil. Ces effets intéressent immédiatement les sportifs et les militaires. C’est en partie grâce aux amphétamines que les athlètes américains écrasent ceux de l’Allemagne nazie lors des jeux de Berlin de 1936. Cette humiliation provoque l’accélération des recherches par les chimistes du Reich qui synthétisent, en 1937, une amphétamine encore plus efficace. Il s’agit de la méthamphétamine, qui sera commercialisée sous le nom de Pervitine. Encore appelée « pilule de Göring », cette préparation est administrée massivement sous forme de comprimés aux soldats allemands tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Des historiens ont estimé que sans elle la stratégie de guerre éclair (« blitzkrieg ») de l’Allemagne en Pologne ou en France n’aurait pas été possible.

« Pervitine : la pilule de Göring » : documentaire (52′) diffusé par Arte.

Les aviateurs américains et britanniques, eux aussi, ont utilisé des amphétamines pour améliorer leur vigilance lors de leurs sorties. Ces substances ont continué à être utilisées par les armées du monde entier pour doper leurs aviateurs – guerres du golfe, Afghanistan… Plus près de nous, les médias ont désigné le Captagon, substance apparentée aux amphétamines, comme « la drogue des jihadistes » de Daesh. Dans un autre registre, les amphétamines ont aussi accompagné l’aventure de la conquête spatiale, aussi bien du côté russe que du côté américain. L’équipage de la mission Apollo 13, par exemple, en a consommé pour tenir le coup lors de son retour vers la Terre après l’accident survenu à leur vaisseau.

Mais les amphétamines n’ont pas été utilisées que par les militaires ?
Non, effectivement. On peut même dire que leur consommation s’est banalisée dans les années d’après-guerre : il fallait bien écouler les stocks ! Les amphétamines étaient alors disponibles sans ordonnance. Dans ces années de reconstruction, il était courant d’en prendre avant une grosse journée de travail ou avant un examen aussi bien en Europe qu’aux États-Unis ou au Japon. Les cadres japonais en ont particulièrement abusé dans les années 50. C’est là qu’on a vu apparaître des troubles liés à la consommation excessive d’amphétamines : psychoses, délires, comportements incontrôlables allant jusqu’aux violences, mais aussi problèmes cardiovasculaires. Sans oublier les effets d’accoutumance en cas de consommation régulière…

Les amphétamines ont aidé Jack Kerouac à écrire son best-seller "On the Road" (Sam Riley dans le film de Walter Salles)

Les amphétamines ont aidé Jack Kerouac à écrire son best-seller « On the Road » (Sam Riley dans le film de Walter Salles, 2012).

Pourtant, on a continué à prendre des amphétamines…
Oui. Elles sont ainsi utilisées dans les années 50 pour leur effet psychostimulant par des écrivains et des artistes : Sartre, dit-il, pour écrire ses ouvrages de philosophie ; Kerouac, qui rédige On the road, son best-seller, en trois semaines ; Charlie Parker, avant ses concerts… Les sportifs en font aussi une grande consommation. Certains en paient le prix. C’est le cas du cycliste britannique Tom Simpson, qui décède dans l’ascension du mont Ventoux lors du Tour de France en 1967. Il faudra attendre les années 80 pour voir les amphétamines, devenues détectables au contrôle, disparaître progressivement des cocktails dopants.

Les amphétamines sont aussi associées à l’histoire de la drogue et de la violence des rues…
C’est exact. Il a fallu attendre 1967 et un mésusage important pour que les amphétamines soient classées comme substances stupéfiantes en France. Depuis cette date, elles circulent sous diverses formes. Les plus connues sont l’ectasy et surtout la méthamphétamine, encore appelée « speed », « ice » ou « crystal meth ». Relativement facile à fabriquer, cette drogue fait des ravages : elle produit une forte accoutumance et détruit rapidement ceux qui la consomment à haute dose. Elle a été popularisée par la récente série Breaking Bad, où l’on voit un professeur de chimie qui, découvrant qu’il est atteint d’un cancer du poumon, se met à produire de la métamphétamine pour assurer l’avenir de sa famille.

Et du côté de la médecine ?
Outre leur prescription comme bronchodilatateurs et stimulant cérébral, les amphétamines ont aussi été utilisées comme coupe-faim, et cela dès les années 1940. C’est ainsi qu’en France le Ponderal et l’Isoméride sont prescrits pendant des années pour les femmes au moment de la ménopause. Jusqu’à ce qu’on découvre que ces médicaments sont responsables de graves troubles cardiovasculaires. Effets qu’on retrouvera plus tard avec le tristement célèbre Mediator…

Nous avons vu la face obscure des amphétamines. Qu’en est-il de la face lumineuse ?
Elle se trouve dans le champ de la pédopsychiatrie, avec le méthylphénidate, connue sous le nom de Ritaline. Il s’agit d’une molécule proche des amphétamines mais avec bien moins d’effets indésirables. Synthétisée dans les années 1940, elle est approuvée par l’agence américaine du médicament au début des années 1960 chez les enfants « à problèmes » qu’elle contribue à calmer. Elle est disponible en France à partir de la fin des années 90 et elle est prescrite avec succès pour traiter les enfants présentant un trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Bien qu’elle ait ses détracteurs, le méthylphénidate apporte une aide irremplaçable à ces enfants qui retrouvent le contrôle de leur attention et le chemin de la réussite scolaire.


Semaine du Cerveau 2018
Retrouvez Luc Zimmer à Lyon pour la Semaine du cerveau

Conférence le mardi 13 mars de 18h30 à 20h.
Bibliothèque municipale de la Part-Dieu.
30, boulevard Marius-Vivier-Merle, Lyon 3e.
Entrée libre dans la limite des places disponibles.
> Le programme complet de la Semaine du cerveau à Lyon.

Chercheur(s)

Luc Zimmer

Professeur des universités, praticien hospitalier et chercheur. Enseigne la neuropharmacologie et la psychopharmacologie à l’Université Claude-Bernard Lyon 1 (UCBL), a la responsabilité d’une plateforme d’imagerie (Cermep) aux Hospices civils de Lyon et dirige une équipe de recherche sur les biomarqueurs radiopharmaceutiques et neurochimiques (Bioran, LabEX PRIMES) au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL).

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Luc Zimmer

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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