Le film «Vice-Versa» décrypté par un spécialiste des émotions



Dernier-né des studios Pixar, le film d’animation « Vice-Versa » nous fait entrer dans le cerveau de Riley, une petite fille dont la vie est chamboulée par le déménagement de ses parents. Autour du centre de contrôle, cinq drôles de personnages –joie, tristesse, colère, peur et dégoût – se disputent les manettes. Nous avons demandé à Mateus Joffily, neuroscientifique spécialiste des émotions, ce qu’il pensait de cette œuvre originale et pleine de fantaisie.

Les cinq émotions choisies sont-elles représentatives des catégories utilisées en psychologie ou en neuroscience ?
Elles se réfèrent clairement aux travaux du psychologue américain Paul Ekman, qui a établi dans les années 1970 une liste d’émotions de base. Pour établir cette « short list », Ekman [1] a travaillé à partir des expressions du visage. Contre les anthropologues, il a affirmé qu’elles n’étaient pas déterminées par la culture, mais qu’elles étaient universelles. Pour vérifier son hypothèse, il est allé montrer des photos d’expressions faciales à des aborigènes de Papouasie-Nouvelle-Guinée, lesquels les ont identifiées sans difficulté. Il en a conclu que ces émotions de base constituaient une sorte de patrimoine commun de la famille humaine. Mais dans le domaine des émotions, il n’y a pas vraiment de consensus scientifique [2]. Une autre théorie – dite dimensionnelle [3] – postule ainsi que les émotions résultent de l’évaluation d’une situation sur la base de facteurs qui ne sont pas spécifiques à chacune des émotions. Le modèle le plus courant prend ainsi en compte deux dimensions : la qualité hédonique (agréable ou désagréable) et l’intensité (forte ou faible). S’y ajoute, dans un modèle tridimensionnel, la direction du mouvement (approche ou recul). Prenons un exemple. Au moment où vous vous engagez sur un passage piéton, un conducteur distrait manque de vous renverser. Vous poussez un cri (expérience forte et désagréable) et donnez un coup dans la portière. Le conducteur s’arrête et sort, menaçant, de sa voiture. Face à cette situation agressive, deux attitudes sont possibles : soit vous l’affrontez, soit vous reculez. Les tenants de l’approche dimensionnelle disent que l’émotion ressentie sera la résultante des trois facteurs cités plus haut. Dans le premier cas, ce sera la colère ; dans le second, la peur. C’est une vieille querelle dont les termes ont été posés il y a plus d’un siècle par William James [4], un des pères de la psychologie américaine : quand je vois un ours dans la forêt, est-ce que je fuis parce que j’ai peur ou ai-je peur parce que je fuis…

Les émotions semblent directement connectées à la mémoire: est-ce exact du point de vue scientifique ?
Le film souligne en effet à quel point nos émotions sont liées à notre vécu, notre expérience. Telle situation provoque un cocktail de sensations agréables, lesquelles vont susciter une émotion particulière. Ainsi Riley bébé qui joue avec son père à la sortie du bain ou qui patine entre ses parents sur un lac gelé du Minnesota. Telle autre situation provoquera au contraire des sensations désagréables, qui seront « encapsulées » dans un souvenir. La psychologie nous a appris que les souvenirs associés à des émotions fortes étaient d’autant plus ancrés dans notre mémoire. C’est la fameuse « madeleine de Proust » ! Le lien entre émotions et vécu montre au moins deux choses. D’une part, que les émotions sont la résultante de phénomènes directement liés à nos sens – elles sont d’ailleurs souvent associées à des manifestations physiologiques caractéristiques : accélération du rythme cardiaque, transpiration, chair de poule… D’autre part, que notre palette d’émotions est éminemment subjective, car liée à notre histoire et notre personnalité. On le voit bien dans la représentation des émotions dans la tête du père ou de la mère de Riley (voire du chien, dans le générique !).

Le film représente l’entrée dans l’adolescence comme un ouragan d’émotions. Comment l’expliquer ?
Pour donner plus de relief à son sujet, le réalisateur a en effet choisi de s’intéresser à une petite fille qui quitte les rivages insouciants de l’enfance. Elle est confrontée brutalement à la disparition de ses repères familiers et ceci au moment même où la puberté va inonder son corps d’hormones. Cette situation va engendrer une forte intensité dans le domaine des émotions – un ingrédient essentiel du cinéma ! La petite Riley va se retrouver dans une grande insécurité, situation génératrice de peur, de tristesse et, finalement, de colère.

Dans « Vice-Versa », la joie est la seule émotion positive, mais elle a un rôle moteur. Que peut-on en déduire ?
Effectivement, notre palette compte plus d’émotions négatives que positives. On peut l’expliquer ainsi : la joie, la confiance et leurs dérivées sont des émotions liées à un idéal, à une représentation du monde. Ce but que l’on poursuit nous attire et nous pousse à agir. Plus on a le sentiment de se rapprocher de lui, plus la joie et la confiance grandissent. Mais dans la vie, de nombreux obstacles – internes et externes – se dressent sur notre chemin pour nous empêcher d’atteindre cet objectif. Ces difficultés provoquent alors, selon les circonstances, peur, dégoût, tristesse ou colère.

Les émotions négatives sont-elles si négatives que cela ?
Non, elles ont une fonction importante, comme le montre bien la fin du film. On y voit l’alliance de la joie et de la tristesse pour éviter que Riley, poussée par la colère, fasse une grosse bêtise. C’est la tristesse qui va l’aider à faire à nouveau confiance à ses parents et à accepter de franchir une nouvelle étape de sa vie. C’est une illustration de ce qu’on appelle en termes savants l’homéostasie [5], c’est-à-dire la capacité d’un système à conserver son équilibre en dépit des conditions contraires – capacité directement liée à sa survie.

« Vice-Versa » ne fait donc pas hurler le chercheur que vous êtes ?
Non, pas du tout. Ce film d’animation offre une vision poétique du monde des émotions mais il en respecte les grands principes.


Pour aller plus loin

A la recherche d’une théorie des émotions
Le cerveau à tous les niveaux (Université McGill, Quebec).

Histoire et grands courants de recherche sur les émotions
Revue électronique de psychologie sociale (ENS Cachan).

Emotion Classification
Wikipedia (en anglais).



  • 1. Ekman, P., & Friesen, W. V. (1971). Constants across cultures in the face and emotion. Journal of Personality and Social Psychology, 17(2), 124–129.

  • 2. Mauss, I. B., & Robinson, M. D. (2009). Measures of emotion: A review. Cognition & Emotion, 23(2), 209–237.

  • 3. Barrett, L. F., & Russell, J. A. (1999). The Structure of Current Affect Controversies and Emerging Consensus. Current Directions in Psychological Science, 8(1), 10–14.

  • 4. James, W. (1884). What is an emotion? Mind, 19, 188–205.

  • 5. Cannon, W. B. (1929). Organization for Physiological Homeostasis. Physiological Reviews, 9(3), 399–431.
  • Chercheur(s)

    Mateus Joffily

    Ingénieur de recherche CNRS, Mateus Joffily fait partie du Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne (GATE). Il travaille notamment sur le développement de modèles computationnels appliqués aux émotions et à la prise de décision à la lumière des neurosciences.

    Voir sa page

    Mateus Joffily

    Laboratoire

    Groupe d’Analyse et de Théorie Economique Lyon-Saint-Etienne (GATE LSE)

    Le GATE LSE est une unité mixte de recherche (UMR 5824) rattachée au CNRS, aux universités Lyon 1, Lyon 2 et Saint-Etienne, ainsi qu’à l’ENS de Lyon. Le laboratoire mène des travaux relevant de l’économie théorique et de l’économie appliquée. Ils portent sur l’économie comportementale, la théorie des jeux et les choix collectifs, les politiques publiques et l’espace, la macroéconomie, la finance et l’histoire de l’analyse économique. Le GATE LSE possède une plateforme expérimentale de pointe, GATE-LAB, qui permet la réalisation d’une grande variété de protocoles expérimentaux.

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