L’apprentissage de la lecture est un processus complexe qui met en jeu plusieurs types de compétences. Si aujourd’hui, un enfant sur cinq ne maîtrise pas la lecture à son entrée en 6e, c’est peut-être parce que certaines connaissances fondamentales ne sont pas acquises. Professeur de psychologie cognitive du développement, Annie Magnan nous explique comment on apprend à lire et présente les aides informatisées qu’elle a mis au point pour aider les élèves en difficulté.
Bien que, dans le mot affiché ci-dessus, certaines voyelles aient été remplacées par des chiffres, vous avez reconnu sans difficulté le mot cerveau. Cette image, tirée du catalogue de l’«exposition neuroludique» sur le cerveau qui se tient actuellement à la Cité des Sciences à Paris, parle de la faculté de notre prodigieux organe à interpréter le réel. C’est particulièrement vrai avec les systèmes d’écriture. Que s’est-il passé dans ce cas précis ? « En une fraction de seconde, vous avez comparé ce drôle de mot à votre lexique, autrement dit la base de mots que vous connaissez, et l’avez rapproché du mot cerveau », explique Annie Magnan, chercheuse au laboratoire d’Etudes des mécanismes cognitifs (EMC). On peut associer cet exercice à un autre, bien connu, qui consiste à lire un texte dont les lettres ont été interverties à l’exception de la première et de la dernière de chaque mot et à se rendre compte que l’on en décrypte le sens très facilement.
> Faites l’exercice.
Un élève sur cinq ne sait pas lire correctement à son entrée en 6e
Si vous avez pu procéder facilement à cette interpolation, c’est que vous êtes un lecteur « expert ». Vous maîtrisez parfaitement les processus qui permettent d’extraire l’information contenue dans un écrit, fût-il crypté. Mais cette faculté n’est pas donnée à tout le monde. Aujourd’hui, on estime en effet que 20% des élèves présentent des difficultés de lecture à leur entrée en classe de 6e. Difficultés qui ne cessent par la suite de s’aggraver, conduisant le plus souvent à l’échec scolaire. Cette réalité a interpellé des chercheurs qui travaillent depuis des années sur les processus d’apprentissage et de maîtrise de la lecture. Parmi eux, Annie Magnan et Jean Ecalle font autorité. S’appuyant sur les derniers apports des sciences cognitives, ils proposent des outils informatisés permettant d’apporter des réponses ciblées aux difficultés de lecture de certains élèves.
Un problème généralement lié à l’identification des mots
Mais avant d’évoquer les solutions pour remédier aux difficultés, il faut revenir à l’origine du processus d’apprentissage de la lecture. « Celui-ci fait appel à deux types de compétences, explique Annie Magnan : la capacité à identifier les mots écrits et le traitement du sens pour la compréhension du texte. » Si la première est une compétence spécifique à la lecture, la seconde repose sur des aptitudes générales, qui passent aussi bien par l’oral que par l’écrit. De nombreuses études sur le sujet ont montré que les difficultés d’apprentissage de la lecture étaient largement liées à un problème d’identification des mots, qu’il soit d’origine pathologique (dyslexie) ou qu’il relève d’un simple retard (faible lecteur). Cela mérite qu’on s’intéresse en premier lieu aux mécanismes qui sous-tendent cette compétence.
Conscience phonémique et principe alphabétique
La capacité à identifier les mots écrits passe d’abord par une procédure analytique. « L’enfant découvre que les mots qu’il entend sont constitués d’unités plus petites, appelées phonèmes », indique Annie Magnan. Il va apprendre à les distinguer et à les reconnaître. C’est ce qu’on appelle l’acquisition de la conscience phonémique. Elle s’accompagne parallèlement de la découverte du principe alphabétique. « L’enfant comprend que les mots sont composés de lettres et établit des correspondances entre les lettres et les sons, poursuit notre chercheuse. Il maîtrise alors le principe alphabétique, c’est-à-dire l’ensemble des correspondances entre les unités écrites – les graphèmes – et les unités orales – les phonèmes. » Celui-ci va permettre à l’enfant de déchiffrer des mots en passant par les phases suivantes : analyse visuelle, décodage phonologique, assemblage des phonèmes, lequel aboutit à la reconnaissance du mot.
Cependant, la maîtrise du principe alphabétique ne suffit pas, car il y a des exceptions à ces règles de correspondances. L’enfant doit aussi apprendre le code orthographique de sa langue.
Lexique orthographique et inférences
L’identification des mots repose en même temps sur la construction d’un lexique orthographique. « Après avoir rencontré plusieurs fois un même mot dans des exercices, l’enfant mémorise sa forme orthographique, ainsi que sa prononciation et son sens, explique Annie Magnan. Une fois intégré dans le lexique, le mot sera reconnu aussitôt qu’il apparaitra dans un texte. » La lecture deviendra ainsi fluide. Débarrassé du décodage, l’enfant peut se concentrer sur le sens de ce qu’il lit. La lecture devient alors pour lui un outil pour apprendre et découvrir le monde.
Mais pour qu’il accède à la totalité du sens de ce qui est écrit, l’élève doit encore apprendre à décrypter l’implicite contenu dans les phrases, ce que les linguistes appelle les inférences. Parmi celles-ci, on distingue les inférences de cohésion, comme les pronoms (« Arthur raccompagne Renaud chez lui. Il le laisse à regret. »), ou des inférences de connaissances (« Allez Jules, avance ! dit sa maman. Tu es une vraie tortue aujourd’hui… »).
Quand des interférences perturbent la lecture
C’est un petit test bien connu. Il consiste à nommer la couleur dans laquelle chaque mot (de couleur) est écrit. Qu’observe-t-on ? Le verbalisation de la couleur du texte est perturbée par le fait qu’elle ne correspond pas à la couleur désignée par le mot. Il y a interférence entre deux fonctions cognitives : le décodage du mot, qui se fait automatiquement chez les bons lecteurs, et le fait de nommer la couleur de l’encre. Cette interférence se traduit par un temps de réaction plus long que lorsque le mot et la couleur correspondent. On parle d’effet Stroop en neurosciences cognitives.
Le cas de la dyslexie développementale
On le voit, l’apprentissage de la lecture est un processus complexe qui requiert des compétences variées et un contexte favorable. Or tous les enfants ne sont pas égaux pour aborder cette étape de leur développement. Les difficultés d’apprentissage de la lecture peuvent avoir différentes origines : milieu socio-culturel défavorable, troubles auditif ou visuel non diagnostiqués ou déficits cognitifs.
Le trouble de la lecture le plus connu concerne les enfants présentant une dyslexie développementale. De quoi parle-t-on ? La dyslexie est un trouble neurobiologique de l’apprentissage qui se caractérise principalement au niveau cognitif par un déficit phonologique : les représentations phonologiques sont pauvres, incomplètes et la mise en place de la procédure de décodage est particulièrement difficile. « Ces élèves ont du mal à décoder les mots nouveaux et, par voie de conséquence, à se constituer un lexique orthographique », rappelle Annie Magnan. A l’école, ces enfants se trouvent en difficulté en CP, au moment où ils abordent les correspondances grapho-phonologiques (lettres-sons). Ils confondent ainsi fréquemment des sons ou des lettres qui se ressemblent : falise au lieu de valise, pateau au lieu de bateau, bos au lieu de dos, boncle au lieu de boucle, etc.
On estime que les enfants dyslexiques représentent entre 3 et 5% d’une tranche d’âge. Il ne faut pas confondre les dyslexiques avec les enfants qui ont un simple retard d’apprentissage de la lecture sans présenter de troubles cognitifs particuliers. « Certains manquent simplement de stimulation socio-éducative, constate Annie Magnan : on ne leur lit pas d’histoires, il n’ont pas de livres chez eux, etc. »
L’importance du dépistage précoce des élèves « à risque »
Comment intervenir pour aider les enfants en difficulté ? Annie Magnan prône une approche raisonnée, c’est-à-dire fondée sur des travaux scientifiques et non sur des présupposés idéologiques (méthode syllabique « à l’ancienne » vs. méthode globale des « pédadagogistes »). Elle préconise en premier lieu un dépistage précoce des élèves « à risque » [1] afin de leur apporter l’aide dont ils ont besoin avant que l’écart se creuse avec les bons lecteurs. « A cet égard, le rôle des enseignants est fondamental », souligne notre chercheuse. En maternelle, ils veilleront ainsi à développer par des exercices adaptés les aptitudes langagières et la conscience phonologique des élèves, bases de l’apprentissage de la lecture. Au CP, ils y ajouteront l’acquisition des correspondances graphèmes-phonèmes et du lexique orthographique, compétences qu’ils consolideront au CE1. Enfin, une rééducation par des spécialistes (orthophonistes, psychologues) sera proposée en cas de troubles cognitifs avérés.
5 facteurs clés pour réduire l’échec en lecture
Les exercices d’apprentissage doivent être…
- Spécifiques : ciblés sur un des processus de lecture.
- Intensifs : 10 heures par semaine pendant 5 ou 6 semaines.
- Individualisés : seul ou par petits groupes.
- Valorisants : renforcement positif.
- Précoces : dès la fin de la maternelle.
En s’appuyant sur les derniers acquis des sciences cognitives, Annie Magnan et Jean Ecalle ont développé des modules d’entrainement audiovisuel spécifiques, qu’ils ont testés avec succès auprès d’enfants du CP et du CE1 [2]. Par spécifique, il faut entendre adaptés au type de difficultés de l’enfant. C’est-à-dire pouvant être liées au déchiffrage ou/et à la compréhension des textes. « Nous avons observé de nets progrès auprès des enfants en difficulté après un entraînement intensif de six semaines, témoigne Annie Magnan. En outre, nous avons constaté des effets positifs plus d’un an après l’entrainement. »
Aujourd’hui, ces outils sont encore au stade de prototypes. Certains sont utilisés par des orthophonistes. Annie Magnan et Jean Ecalle espèrent que des éditeurs scolaires s’intéresseront aux travaux des chercheur et, avec l’aide de développeurs, graphistes et ergonomes, proposeront un jour des versions ludiques et efficaces d’outils scientifiquement fondés, c’est-à-dire s’appuyant sur des travaux de recherche et qui auront été testés et validés.