Ne vous méprenez pas, si cette jeune chercheuse en psychologie cognitive dégomme les zombies des jeux vidéo immersifs, c’est pour la bonne cause ! Sa thèse porte sur l’impact de la réalité virtuelle sur nos sens, nos émotions et notre cognition.
La pluie s’est mise à tomber d’un coup. Dans un vacarme assourdissant, des trombes d’eau s’abattent sur les stores du café de la place Sathonay, un pub hollandais situé au pied de la Croix-Rousse, à Lyon. Toutes les cinq minutes, un serveur armé d’une perche vient évacuer le trop-plein d’eau qui s’accumule dangereusement au-dessus de la tête des étudiants qui fréquentent l’endroit. C’est là que Lénaïc Cadet nous a donné rendez-vous pour nous présenter les travaux qu’elle mène dans le cadre de sa thèse sur la réalité virtuelle (VR, pour virtual reality). Le tumulte environnant ne semble pas gêner la doctorante en psychologie cognitive qui poursuit imperturbablement ses explications. « La réalité virtuelle vous happe et vous fait entrer dans un autre monde, souligne-t-elle. Elle vous fait oublier le monde réel : vous vous trouvez ailleurs et vous finissez par ne plus percevoir l’illusion du procédé. » Impression que les néophytes expriment très bien en s’exclamant « J’y étais ! » quand ils enlèvent, ébahis, leur masque de VR.
Des recherches en partie financées par un groupement de start-ups spécialisées dans la VR
C’est sur ce phénomène perceptif particulier que travaille la jeune chercheuse. L’objet de sa thèse est précisément d’évaluer « l’impact des émotions sur le sentiment de présence et l’immersion en réalité virtuelle chez l’adulte et l’enfant ». Elle mène ce travail de recherche dans le cadre d’une convention Cifre qui associe le laboratoire Étude des mécanismes cognitifs (EMC) et VR Connection, un groupement d’intérêt économique français qui rassemble des PME travaillant dans le domaine de la réalité virtuelle ou augmentée. « Mon rôle est d’apporter mon expertise à ces start-ups pour que les applications qu’elles développent soient adaptées à leurs clients », explique-t-elle.
Culture, santé, formation, enseignement, marketing, jeux : les domaines d’application de la VR ne manquent pas. A Orange, les visiteurs du théâtre antique peuvent ainsi terminer leur parcours par une expérience immersive unique en France à ce jour. Équipés d’un casque de réalité virtuelle, ils se retrouvent propulsés en 36 avant notre ère, au moment de la fondation de la ville et l’édification du monument. D’autres équipes utilisent la VR dans le cadre du traitement des phobies, des syndromes post-traumatiques ou du stress (OpenMind). D’autres encore développent des systèmes permettant à un enfant hospitalisé d’être virtuellement présent auprès de ses camarades de classe ou de sa famille. « Dans le domaine de la médecine, la VR va booster les capacités de remédiation, se réjouit Lénaïc Cadet, qui cite notamment des expériences qui associent neurofeedback et réalité virtuelle dans le traitement des troubles de l’attention (TDAH).
« Avec mon frère, on passait des heures à jouer à Final Fantasy VII ou Warcraft III ! »
Pour comprendre l’intérêt de notre doctorante pour la VR, il faut faire un détour par l’enfance. « J’étais une mordue de jeux vidéo, reconnaît-elle. Avec mon frère, on passait des heures à jouer à Final Fantasy VII ou Warcraft III ! » Ce qui ne l’empêche pas d’être bonne élève. Après une année de classe préparatoire en math sup, elle se dirige vers la médecine, voie qu’elle abandonne rapidement pour s’orienter vers la psychologie, à l’université de Brest. Une fois sa licence en poche, l’étudiante part à Lyon suivre un master en neuropsychologie et neurosciences clinique. A l’issue de son master, elle décide de suivre un stage de professionnalisation, d’abord à l’hôpital puis dans un centre pour enfants et adolescents avec un retard mental. C’est à ce moment-là qu’elle découvre la réalité virtuelle. « L’un de mes amis, David Perchais, venait d’ouvrir une salle de jeux en VR à Villeurbanne, raconte-t-elle. Un jour, alors que je lui expliquais comment cette technologie pouvait nous aider à mieux comprendre les processus cognitifs, il m’a dit : “Mais pourquoi ne ferais-tu pas une thèse sur le sujet ?” C’est comme ça que le projet est né ! »
Quand on évoque la réalité virtuelle, on pense tout de suite aux jeux vidéo immersifs. Un des plus célèbres du moment s’appelle Arizona Sunshine, un titre qui plonge le joueur dans un monde apocalyptique peuplé de morts-vivants tous plus hideux les uns que les autres. Un objet d’étude comme un autre pour Lénaïc ! « Même en connaissant le jeu, ça fait flipper ! » reconnaît-elle. Et c’est ce qui l’intéresse en tant que chercheuse. « Même si le graphisme a beaucoup progressé, les jeux de VR sont loin d’être parfaits. Au début le joueur perçoit ces imperfections, mais lorsque les émotions prennent le dessus, il les oublie et s’immerge un peu plus dans la réalité qui lui est proposée. » L’illusion est telle qu’elle peut tromper nos sens. Ainsi, la startup UniVR Studio propose une expérience saisissante : elle consiste à marcher sur une planche étroite qui, par la magie de la VR, semble flotter au-dessus d’un précipice. Parvenu au bout de la planche, le sujet doit sauter dans le vide. « Je peux vous assurer qu’à ce moment-là vous sentez vos entrailles se soulever, assure Lénaïc. Et quand vous touchez le sol, vous ressentez littéralement une onde de choc ! » Puissance des émotions…
Nous ne sommes pas égaux face à la réalité virtuelle
Pour évaluer l’intensité de ces émotions, la jeune chercheuse utilise toutes sortes de techniques : eye-tracking (mouvement des yeux), mesure du rythme cardiaque ou de la réponse électrodermale, électroencéphalogramme… « On s’est rendu compte que la VR activait le cortex préfrontal dorsolatéral, une zone du cerveau spécialisée dans les fonctions de haut niveau, explique-t-elle. Mais l’activation est différente selon les personnes. » Nous ne sommes donc pas égaux face à la réalité virtuelle : certains se laisseront happer, d’autres pas. Une chose est certaine : cette zone ne s’active pas chez les enfants. « C’est dû au développement de leur cerveau, encore immature, précise la doctorante. Les enfants sont davantage collés à la réalité. »
L’expertise de Lénaïc Cadet est aussi sollicitée au sein du GIE pour élaborer une charte éthique encadrant les différents usages de la réalité virtuelle. « Connaître précisément les effets de la VR sur telle ou telle catégorie de personnes permet aux acteurs de définir des bonnes pratiques et des limites à ne pas dépasser, explique-t-elle. Notamment sur les publics les plus jeunes. » Le secteur saura-t-il se réguler seul ? La chercheuse est plutôt confiante. La VR est en train de se structurer en France et ses acteurs ont, selon elle, intégré dès le début la dimension éthique de cette nouvelle technologie. « On est en train d’écrire les lois de la VR, et c’est passionnant ! »