Maladie d’Alzheimer : les émotions ont-elles encore un effet sur la mémoire ?



Nous le savons tous : les événements de notre vie associés à des émotions fortes, qu’elles soient positives ou négatives, sont solidement ancrés dans notre mémoire. De nombreux chercheurs se sont intéressés à l’effet des émotions sur la mémoire (EEM), et notamment à son évolution au cours du vieillissement. Hanna Chainay s’est penchée sur l’EEM des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Si elle constate chez elles une altération de cet effet dans la majorité des cas, elle note qu’il persiste dans certains cas. Un résultat qui ouvre des pistes thérapeutiques intéressantes pour conserver un lien avec ces patients.


Pourquoi se rappelle-t-on mieux certains événements de notre histoire ou de l’histoire collective que d’autres ? Généralement, parce qu’ils sont associés à des émotions fortes, qu’elles soient positives ou négatives : naissance, rencontre, accident, attentat, etc. L’effet des émotions sur la mémoire (EEM) est connu depuis longtemps. Au XIXe siècle, William James, le père de la psychologie moderne, expliquait déjà que les stimuli émotionnels provoquaient une forte excitation s’accompagnant d’une focalisation de l’attention sur le stimulus. Il disait que ce dernier imprimait une trace sur le tissu cérébral, une sorte de cicatrice. Aujourd’hui, on parle plutôt d’un meilleur encodage de l’information, de sa consolidation et de sa récupération. L’EEM a été largement étudié et attesté. Mais sa présence a surtout été démontrée chez les personnes jeunes. S’agissant des personnes âgées, les résultats sont divergents. C’est encore plus vrai pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (MA). C’est à elles que nous allons nous intéresser.

Le rôle clé de l’amygdale

L'amygdale, interface entre les émotions et la mémoire ©Servier Médical art

L’amygdale, interface entre les émotions et la mémoire ©Servier Médical art

Mais avant, revenons aux effets des émotions sur la cognition. Pour les décrire, on utilise habituellement deux dimensions : la valence (charge positive, négative ou neutre) et l’intensité (niveau de l’éveil produit par le stimulus). Il a été montré que ces deux dimensions influencent la mémoire via des processus cognitifs différents. La première correspond à une évaluation consciente de la situation ; la seconde fait plutôt appel à un traitement automatique de l’information. Une émotion de forte intensité provoque ainsi une modification de l’état physiologique de l’individu : augmentation de la fréquence cardiaque, de la respiration et de la transpiration.
Que se passe-t-il au niveau cérébral ? L’effet des émotions sur la mémoire semble être due à une relation étroite entre les structures impliquées dans le traitement des émotions et celles qui sous-tendent les processus mnésiques. La plus importante de ces structures émotionnelles est l’amygdale, qui module les différents types de mémoire (de travail, épisodique, etc., lire l’encadré). Son rôle clé a été mis en évidence par des études en neuroimagerie et en neuropsychologie. L’amygdale est activée lors de l’encodage, de la consolidation et de la récupération des informations émotionnelles. En cas de lésion de cette structure, on observe ainsi que le sujet ne récupère pas mieux les informations émotionnelles que les informations neutres. La maladie d’Alzheimer s’accompagnant d’une réduction du volume amygdalien, on pourrait s’attendre à une détérioration des capacités de traitement des émotions et une perturbation de l’EEM chez les personnes qui en sont atteintes. Qu’en est-il dans la réalité ?

Les personnes âgées préfèrent les stimuli positifs

Les personnes âgées privilégient les émotions positives ©LuckyBusiness/iStock

Les personnes âgées privilégient les émotions positives ©LuckyBusiness/iStock

Avant de répondre à cette question, voyons ce qui se passe chez des sujets âgés sains. Les études montrent qu’ils réagissent aux émotions globalement comme des sujets jeunes. A un détail près : ils préfèrent les stimuli positifs. L’activation de l’amygdale en réponse aux stimuli négatifs est ainsi moins importante que chez les jeunes. C’est ce qu’on appelle un effet de positivité. Il s’explique notamment par le fait qu’avec l’âge, la régulation des émotions gagne en importance. Pour le temps qu’il leur reste à vivre, les personnes âgées privilégient leur bien-être et les objectifs à court terme. Sur le plan cérébral, ce fonctionnement se traduit par une augmentation de l’activité du cortex préfrontal, connu pour être impliqué dans le contrôle cognitif des émotions.

Qu’observe-t-on chez les personnes qui sont atteints de la maladie d’Alzheimer ? Malgré la réduction du volume de l’amygdale dès les stades précoces de la maladie, ces sujets perçoivent les émotions comme les sujets sains. Leur capacité à détecter, à reconnaître et à traiter les informations émotionnelles semble relativement intacte. Des études pointent toutefois des difficultés pour réaliser certains exercices utilisant des visages avec différentes expressions (joie, colère, peur…). Ils ont, par exemple, du mal à associer l’image et le mot qui correspond. Mais, selon les auteurs, cette difficulté serait plutôt due à un déficit cognitif et non à un déficit dans le traitement des émotions.

L’EEM persiste chez patients Alzheimer japonais qui ont vécu le tremblement de terre de 2011

Le tsunami qui a frappé le Japon en 2011 ©DR

Le tsunami qui a frappé le Japon en 2011 ©DR

Si les patients atteints de la maladie d’Alzheimer semblent capables de reconnaître et de traiter à peu près correctement les informations émotionnelles, qu’en est-il de l’effet des émotions sur leur mémoire ? La grande majorité des études qui ont été réalisées sur le sujet montrent une altération de l’EEM à travers un grand nombre de tâches. Cette altération semble être liée à un déficit de modulation par les émotions des processus attentionnels et de la consolidation mnésique. [1] Autrement dit, l’attention d’un patient Alzheimer ne serait pas captée par un événement émotionnel de la même manière que chez une personne âgée saine ; en outre, l’association d’émotions à un évènement n’aurait pas sur elle autant d’influence sur la création de souvenirs.

Toutefois, l’EEM persiste chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dans certaines conditions. Par exemple, quand les stimuli utilisés ont une intensité très élevée et/ou se sont produits de façon répétitive. On l’a constaté, par exemple, pour des patients japonais ayant vécu le tremblement de terre de 2011. Les recherches récentes, menées par Hanna Chainay et son étudiante en thèse, Alexandra-Alina Sava, ont montré que la répétition améliore la mémoire pour des éléments émotionnels mais pas pour les éléments non émotionnels. [2]

Etonnant : des patients Alzheimer arrivent à mémoriser de nouvelles mélodies

La musique, bénéfique à la mémoire des personnes âgées ©Highwaystarz/iStock

La musique, bénéfique à la mémoire des personnes âgées ©Highwaystarz/iStock

Ces observations ouvrent des pistes permettant d’améliorer le bien-être des patients, voire de ralentir la progression de la maladie. L’équipe du professeur Hervé Platel, à l’université de Caen, utilise ainsi la musique pour améliorer la mémoire des personnes âgées. Ces chercheurs ont constaté que, même à un stade avancé de la maladie, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer conservent d’étonnantes capacités d’apprentissage de nouvelles mélodies. En outre, le fort pouvoir émotionnel de la musique semble avoir un impact sur leurs capacités sensorielles, affectives, sociales et comportementales. Les recherches doivent se poursuivre pour savoir si la musique a vraiment des effets spécifiques sur la mémoire.

Ce qui semble être important, selon Hanna Chainay, c’est d’exposer de façon répétitive les patients Alzheimer à des situations ayant une charge émotionnelle positive. [3] Ce qui aurait pour effet d’améliorer non seulement leur état émotionnel, mais aussi leur mémoire.

Nos différentes mémoires

Nos différentes mémoires ©LeCyclopeduweb

Mémoire épisodique et mémoire sémantique ©LeCyclopeduweb

Il existe plusieurs théories pour décrire la mémoire comme phénomène. Pour certains chercheurs, il s’agit d’un système unique avec différentes manifestations ; pour les autres, il s’agit plutôt de plusieurs systèmes qui interagissent. Toujours est-il que, classiquement, on distingue plusieurs types de mémoires, dont l’activité sollicite diverses régions du cerveau.

 Mémoire à court terme

Assure le stockage temporaire d’un nombre limité d’informations (±7 items). Appelée mémoire de travail quand elle est impliquée dans la manipulation d’informations lors des tâches cognitives (calcul, raisonnement, lecture, réalisation d’une recette de cuisine…)

 Mémoire épisodique

Permet de se rappeler des événements vécus dans leur contexte spatio-temporel : mariage, résultats du bac… Implique un voyage mental dans le temps, associée à un sentiment de reviviscence.

 Mémoire sémantique

Concerne les connaissances générales que nous avons sur le monde : je sais que Rio est la capitale du Brésil, même si je n’y suis jamais allé. S’applique notamment aux connaissances acquises durant les études.

Mémoire procédurale

S’exprime principalement sous la forme d’opérations faisant appel des automatismes (encore appelées habiletés perceptivo-motrices ou cognitives) : faire du vélo, conduire une voiture, jouer du piano, faire un puzzle…

Mémoire prospective

Permet de se souvenir d’effectuer une action dans le futur : je sais que j’ai une réunion avec l’équipe marketing dans une heure et que je dois prendre du pain en rentrant du travail.

> Infographie : comment fonctionne notre mémoire

  • 1. Landré, L., Sava, AA, Krainik, A., Lamalle, L., Krolak-Salmon, P. & Chainay, H. (2013). Effects of emotionally rated material on viusal memory in Alzheimer’s disease in relation with medial temporal atrophy. Journal of Alzheimer’s Disease, 36(3): 535-44. http://content.iospress.com/articles/journal-of-alzheimers-disease/jad130170
  • 2. Chainay, H., Sava, A., Landré, L., Michael, G.A., Versace, R. & Krolak-Salmon, P. (2014). Impaired emotional memory enhancement on recognition of pictorial stimuli in Alzheimer’s disease : no influence of resources involving during encoding. Cortex, 50, 32-44. http://dx.doi.org/10.1016/j.cortex.2013.10.001
  • 3. Sava, A.A., Paquet, C., Krolak-Salmon, P., Dumurgier, J., Hugon, J. & Chainay, H. (2015). Emotional enhancement of memory in respect of positive visual stimuli in Alzheimer’s disease emerges after rich and deep encoding. Cortex, 65, 89-101. http://dx.doi.org/10.1016/j.cortex.2015.01.002
  • Chercheur(s)

    Hanna Chainay

    Professeur en neuropsychologie et psychologie cognitive à l’Université Lumière Lyon 2. Membre de l’équipe de recherche Mémoire Émotion Action au sein du Laboratoires d’étude des mécanismes cognitifs (LEMC). Ses travaux portent sur les processus normaux et pathologiques de la mémoire, le vieillissement et les effets des émotions sur la mémoire.

    Voir sa page

    Hanna Chainay

    Laboratoire

    Laboratoire Etude des mécanismes cognitifs (EMC)

    Le Laboratoire EMC rassemble des spécialistes de l'étude de la cognition humaine sur la question des représentations mentales (symboliques ou non-symboliques) et des substrats neuronaux impliqués dans les émotions, l'attention, le langage, la mémoire et l'action. Les recherches fondamentales et appliquées sont menées auprès de populations normales (enfants, jeunes adultes, adultes âgés), déficitaires (dyslexiques, dysphasiques, sourds) et souffrant de pathologies spécifiques (patients Alzheimer, cérébrolésés, psychiatriques).

    À lire également

    Autres articles

    Vascularisation du cerveau humain (©ESPCI Paris - PSL, Inserm, CNRS)
    Les flux sanguins dans le cerveau comme on ne les avait jamais vus !

    Ce que nous avons retenu de l’actualité des neurosciences de cette quinzaine dans les médias grand public.... Lire la suite...

    Lire la suite ...
    Le Cerveau funambule, Comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences, Jean-Philippe Lachaux (Odile Jacob)
    «Le Cerveau funambule», le nouvel ouvrage de Jean-Philippe Lachaux

    Dans son dernier livre, Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherches en neurosciences au sein de l’unité Dynamique cérébrale et cognition (CNRL), explique comment apprivoiser son attention. ... Lire la suite...

    Lire la suite ...
    La respiration serait-elle le métronome du cerveau ? (©Shutterstock/Pheelings media)
    La respiration serait-elle le métronome du cerveau ?

    L’anxiété, la douleur et même les performances cognitives seraient influencées par le rythme de la respiration, d’après de récents travaux scientifiques.... Lire la suite...

    Lire la suite ...