Franchissant la barrière hémato-encéphalique, pourtant réputée étanche, certaines cellules immatures du cerveau migrent via le sang jusqu’à la prostate où elles favorisent le développement de la tumeur qu’elle abrite. A quel appel répondent-elles ? Le mystère demeure…
Les capacités des tumeurs à manipuler l’organisme au profit de leur croissance sont étonnantes. Elles ont été mises en évidence avec, par exemple, le détournement du système circulatoire. Les tumeurs peuvent en effet attirer et stimuler la formation de vaisseaux sanguins, ce qui leur assure un approvisionnement pour leurs besoins métaboliques tout en offrant aux métastases une voie de dispersion dans l’organisme. Il y a quelques mois, une équipe de l’Inserm, dirigée par Claire Magnon (CEA, Fontenay-aux-Roses), a révélé, dans la revue Nature, que les tumeurs pouvaient aussi manipuler des cellules nerveuses. Et ce qui est encore plus surprenant, c’est que ces cellules proviennent du cerveau.
Cette étude tire ses origines de l’observation que des tumeurs chez l’homme sont parfois innervées par des fibres neuronales issues de nerfs préexistants (Magnon et al., 2013), voyageant près de la tumeur et que la tumeur elle-même appelle à se prolonger vers elle. Une fois détournée vers la tumeur, ces fibres apportent des signaux nerveux, comme la noradrénaline, qui favorisent le développement de la tumeur.
En étudiant des tumeurs de la prostate, les chercheurs ont observé que des cellules nerveuses nouvelles apparaissent dans les tumeurs. En étudiant plus précisément leur identité grâce à de nombreux marqueurs moléculaires, ils ont constaté qu’elles étaient semblables à des cellules neurales immatures (ou progénitrices) dites « DCX+ ». Or les cellules DCX+, qui donnent naissance à des neurones, ne sont normalement présentes que dans la zone sub-ventriculaire du cerveau, seule région où persiste de la neurogenèse chez l’adulte. On ne retrouve pas ce type de cellules dans une prostate saine chez l’adulte. Comment l’expliquer ? Est-ce que ces progéniteurs neuraux DCX+ présents dans la tumeur de la prostate naissent et se différencient à partir de cellules de la prostate elle-même en raison d’un processus pathologique ou bien viennent-ils du cerveau ? Cette seconde hypothèse serait très ambitieuse compte-tenu du fait que, pour atteindre la prostate, ces cellules doivent traverser la barrière hémato-encéphalique, réputée pour sa remarquable étanchéité, circuler ensuite dans le sang, se laisser guider jusqu’à la prostate et enfin y pénétrer.
Des cellules progénitrices neurales quittent la zone sub-ventriculaire du cerveau, migrent jusqu’à la tumeur, comme si celle-ci, telle une sirène, les appelait.
Pour répondre à ces questions, l’équipe de Claire Magnon a commencé par montrer que ces cellules n’expriment pas les marqueurs typiques de cellules de la prostate, rendant peu vraisemblable l’hypothèse de l’origine prostatique endogène. Pour savoir si ces cellules provenaient alors du cerveau, les chercheurs ont utilisé une approche élégante, dite de gène rapporteur, chez des souris prédisposées à développer des tumeurs de la prostate. Ils ont fait exprimer des protéines fluorescentes spécifiquement dans les progéniteurs neuraux DCX+ du cerveau et leur descendance. Puis ils ont suivi le devenir de ces cellules fluorescentes dans l’organisme. Chez une souris non atteinte par une tumeur, ces cellules restent dans le cerveau. Chez les souris porteuses de tumeur de la prostate, des cellules fluorescentes sont retrouvées dans le sang, puis spécifiquement dans la tumeur, alors qu’on ne les retrouve pas dans les autres organes. Cette expérience remarquable, complétée par d’autres approches, prouve que des cellules progénitrices neurales quittent la zone sub-ventriculaire du cerveau, migrent jusqu’à la tumeur, comme si celle-ci, telle une sirène, les appelait. Une fois dans la tumeur, certaines de ces cellules se différencient en neurones, en particulier des neurones à noradrénaline.
Mais ce n’est pas tout. L’étude montre aussi une corrélation entre le nombre de cellules DCX+ et les propriétés agressives de la tumeur, suggérant que ces cellules favorisent le développement de la tumeur et leur métastase. Pour confirmer cette hypothèse, les auteurs de l’étude ont fait exprimer dans les cellules neurales DCX+ une toxine permettant de les tuer. Ils ont alors observé une inhibition significative du développement des tumeurs, signe évident qu’elles tirent parti de la présence des cellules neurales ou de leurs dérivés. L’étude montre enfin que d’autres types de tumeurs sont concernées par ce détournement des cellules progénitrices neurales du cerveau, fait qui suggère que ce processus pourrait être assez général. Autant d’éléments qui montrent une relation de « manipulation » complexe et inattendue entre des tumeurs et des cellules nerveuses immatures du cerveau.
Les tumeurs parlent au cerveau – interview de Claire Magnon – 3 min 15 – © CEA (2018)
Cette étude amène d’intéressantes questions. Premièrement, comment la tumeur commande-t-elle à distance la sortie de progéniteurs neuraux depuis leur niche dans le cerveau, leur entrée dans le sang (ce qui suppose la traversée de la barrière hémato-encéphalique), leur guidage jusqu’à la prostate via la circulation sanguine et leur traversée du tissu prostatique jusqu’à la tumeur ? Un long périple, ponctué de barrières, qui n’intervient pas dans un contexte normal. La sortie des progéniteurs neuraux serait-elle facilitée par une détérioration de la barrière hémato-encéphalique liée au vieillissement de l’organisme, à une inflammation, contexte qui pourrait donc favoriser le développement de la tumeur.
Autres questions induites par ces travaux : quels facteurs favorisant le développement des tumeurs sont apportés par les progéniteurs neuraux ? Comment ces tumeurs acquièrent-elles ces capacités à commander cette longue migration lors du processus de tumorigenèse ? Remettraient-elles en marche un programme génétique déjà actif dans ces cellules ou dans d’autres tissus dans des stades antérieurs de la vie de l’organisme comme le développement ? Les progéniteurs neuraux de la zone sub-ventriculaire migrent naturellement d’autres régions du cerveau, comme le bulbe olfactif chez les rongeurs, ou le striatum chez l’homme. On peut se demander si les tumeurs reprennent des caractéristiques communes à ces tissus pour appeler les progéniteurs neuraux.
En conclusion, ces travaux ouvrent des perspectives majeures dans la connaissance des processus d’apparition des tumeurs et des pistes pour limiter leur expansion.