Neuromythe #11 : le cerveau multitâche


Faire plusieurs choses à la fois est devenu courant et parfois obligatoire pour répondre aux injonctions de notre société. Mais quels sont les effets de cette pratique sur le cerveau ? Est-il vraiment capable de traiter deux tâches simultanément ? Rien n’est moins sûr…

Connaissez-vous l’histoire de ce prof de fac qui avait l’habitude de lancer un tonitruant « OK Google ! » pour déclencher l’assistant vocal de l’application et évaluer le nombre d’élèves qui interagissaient sur les réseaux sociaux tout en suivant son cours ? L’anecdote est révélatrice d’une tendance de fond de notre époque : nous avons pris l’habitude de faire plusieurs choses à la fois, que ce soit pour optimiser notre temps ou pour lutter contre l’ennui. Et cela ne concerne pas seulement les adolescents, capables de regarder une série tout en discutant au téléphone et en chattant sur WhatsApp. Cela a aussi été le lot des parents durant le confinement, contraints de télétravailler tout en veillant sur leurs enfants. Que dit la science de ce phénomène de société ? Sommes-nous en mesure de réaliser efficacement deux tâches simultanées ? Quelles sont les conséquences de cette pratique sur l’attention, sur le stress ? Que se passe-t-il dans le cerveau ? Bref, le cerveau multitâche est-il une réalité ou un mythe ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre.

Avant toute chose, essayons de définir le multitasking, comme l’appellent les scientifiques. Ce terme, issu de l’univers informatique, décrit la capacité d’un système d’exploitation à exécuter plusieurs programmes de façon simultanée. Du côté des neurosciences, selon Skaugset et al. (2016), une action sera qualifiée de multitâche si elle remplit deux conditions : le sujet réalise au moins deux tâches distinctes et son cerveau les traite simultanément. Discuter avec un ami tout en marchant, courir tout en écoutant de la musique, pédaler tout en sifflotant le dernier morceau à la mode : ces situations relèvent-elles du multitasking ? Non, estiment les neurosciences car on parle ici de tâches automatisées (marche, course, pédalage…). Ancrées par la pratique, l’apprentissage et la répétition, elles sont réalisées presque inconsciemment. Il n’y a donc pas d’interférence entre ces tâches puisqu’elles n’utilisent pas les mêmes fonctions (ici, moteur vs. langage). A contrario, les tâches non automatiques requièrent une attention consciente et délibérée. Elles sollicitent diverses fonctions cognitives telles que l’attention, la mémoire de travail et la mémoire à long terme.

La particularité de la mémoire de travail est d’être limitée : elle ne peut traiter qu’un nombre fini d’items.

Cela étant posé, que se passe-t-il dans notre cerveau quand nous exécutons deux tâches mobilisant notre attention en même temps ? Avant de répondre à cette question, intéressons-nous à la façon dont notre cerveau traite les informations sensorielles. Celles-ci ne lui parviennent pas directement. Elles sont préalablement filtrées et sélectionnées par le thalamus, une structure cérébrale située entre le cerveau hémisphérique et la moelle épinière, avant d’être transmises au cortex. Et plus précisément au cortex cingulaire antérieur, qui peut focaliser notre attention et orienter notre conscience sur l’objet qui nous intéresse. Voilà pour le circuit de l’information.

En réalité, nous passons d’une tâche à l’autre très rapidement et de manière inconsciente.

Si nous pouvons réaliser une multitude de tâches au cours de notre journée, c’est en grande partie grâce à notre mémoire de travail, l’une des composantes de la mémoire humaine. C’est elle qui nous permet de maintenir de façon temporaire des informations nécessaires à la réalisation d’une tâche et de les manipuler. La particularité de la mémoire de travail est d’être limitée : elle ne peut traiter qu’un nombre fini d’items. Résultat, le cerveau peut vite être débordé s’il reçoit trop d’informations d’un coup. Pour éviter l’engorgement, le flux d’informations passe par un goulot appelé attentional bottleneck. Il permet au cerveau de traiter les informations de façon sérielle, c’est-à-dire les unes après les autres. 

En s’intéressant à ce régulateur, des chercheurs (Salvucci et al., 2009) ont montré que nous ne sommes pas en mesure de réaliser deux tâches simultanément. En réalité, nous passons de l’une à l’autre très rapidement et de manière inconsciente car les ressources attentionnelles ne permettent pas de faire autrement. Pour désigner ce phénomène, les chercheurs utilisent le terme de task switching. Cette capacité, qui fait partie de ce que l’on appelle la « flexibilité cognitive », nous permet de nous adapter de manière rapide et efficace à différentes situations.

Un urgentiste est interrompu une trentaine de fois en moyenne durant une garde de trois heures. S’il ne perd pas le fil des soins, c’est grâce au cognitive branching.

A défaut de pouvoir réaliser deux tâches non automatiques en même temps, pourrions-nous les mener à bien en les traitant alternativement avec une fréquence rapide ? En théorie, rien ne l’empêche mais il faut savoir que ces changements de tâche ont un coût. Chacun produit une brève interruption inconsciente de l’attention. Le cerveau peut ainsi manquer certaines informations et perdre le fil de son cheminement. Ce phénomène est appelé le « clignement attentionnel » (Sergent, Baillet et Deahene, 2005) par analogie avec le clignement des yeux. L’activité associée à la tâche précédente se trouve ainsi prolongée et donc retardée. En outre, les interruptions répétées réduisent la précision de l’exécution des tâches et augmentent le taux d’erreur. Dernier facteur limitant : le cerveau n’est pas capable de « switcher » entre plus de deux tâches, comme l’ont montré Sylvain Charron et Étienne Koechlin (2010), dans une étude d’IRM fonctionnelle. Cela s’explique par le fait que, lors de la réalisation d’une tâche unique, le cortex préfrontal droit et le cortex préfrontal gauche sont activés. Si on introduit une deuxième tâche, chaque hémisphère traitera une tâche indépendamment de l’autre. Mais si on ajoute une troisième tâche, le traitement de l’information s’en trouvera perturbé et le nombre d’erreurs augmentera considérablement.

Pourtant, il existe des situations – professionnelles notamment – où l’on n’a pas vraiment le choix. Comment le cerveau fait-il alors pour ne pas perdre les pédales lorsque des changements de tâches fréquents lui sont imposés ? Prenons le cas d’un médecin urgentiste ? Chisholm et al. (2000) ont calculé qu’un urgentiste est interrompu une trentaine de fois en moyenne durant une garde de trois heures. S’il ne perd pas le fil des soins, c’est grâce au cognitive branching (Koechlin et al., 1999), faculté assurée par la mémoire de travail et sous-tendue notamment par le cortex préfrontal antérieur. Dans le cas de la performance d’une double tâche, le cognitive branching consiste à allouer successivement les ressources de traitement entre les tâches concurrentes. En cas d’interruption, le cognitive branching permet ainsi de maintenir temporairement l’information liée à la tâche principale en mémoire de travail afin d’y revenir après avoir achevé la tâche secondaire.

Morale de l’histoire : il est utopique d’espérer « optimiser » son temps en menant plusieurs tâches de front. Il est bien plus avantageux, du point de vue de l’efficacité et pour sa santé mentale, de se concentrer pleinement sur une tâche et de passer ensuite à une autre. Cela nous évitera un niveau de stress trop élevé qui pourrait, à long terme, endommager nos neurones ou nous conduire au burn-out. OK Google ?

En finir avec les neuromythes (©Shutterstock/sdecoret)

En finir avec les neuromythes

«Nous n’utilisons que 10% des capacités de notre cerveau», «A chacun son style d’apprentissage», «Tout se joue avant 3 ans»… Nous croyons savoir beaucoup de choses sur le fonctionnement de notre cerveau. Et si ces idées reçues ne tenaient pas debout ? > Lire notre série

Bibliographie

  • Skaugset, L. M., Farrell, S., Carney, M., Wolff, M., Santen, S. A., Perry, M., & Cico, S. J. (2016). Can You Multitask? Evidence and Limitations of Task Switching and Multitasking in Emergency Medicine. Annals of emergency medicine, 68(2), 189–195.
  • Salvucci, D. D., Taatgen, N. A., & Borst, J. P. (2009, April). Toward a unified theory of the multitasking continuum: From concurrent performance to task switching, interruption, and resumption. In Proceedings of the SIGCHI conference on human factors in computing systems (pp. 1819-1828).
  • Sergent, C., Baillet, S., & Dehaene, S. (2005). Timing of the brain events underlying access to consciousness during the attentional blink. Nature neuroscience, 8(10), 1391–1400.
  • Charron, S., & Koechlin, E. (2010). Divided representation of concurrent goals in the human frontal lobes. Science (New York, N.Y.), 328(5976), 360–363.
  • Chisholm, C. D., Collison, E. K., Nelson, D. R., & Cordell, W. H. (2000). Emergency department workplace interruptions: are emergency physicians « interrupt-driven » and « multitasking »?. Academic emergency medicine : official journal of the Society for Academic Emergency Medicine, 7(11), 1239–1243.
  • Koechlin, E., Basso, G., Pietrini, P., Panzer, S., & Grafman, J. (1999). The role of the anterior prefrontal cortex in human cognition. Nature, 399(6732), 148-151.

Pour aller plus loin

Chercheur(s)

Clara Saleri

Doctorante au sein de l'équipe ImpAct au Centre de recherche en neurosciences de Lyon. Son sujet de thèse : «Rôle des ganglions de la base dans l’intégration des coûts temporels et énergétiques moteurs pendant la prise de décision», sous la supervision du Dr David Thura.

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Clara Saleri

Yves Rossetti

Professeur de physiologie à la faculté de médecine de Lyon. Ses recherches concernent la plasticité cérébrale liée à nos interactions avec notre environnement physique et social. Il anime l'équipe Trajectoires du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL) dont les thématiques concernent l'exploration des fonctions perceptives, motrices et cognitives, notamment en lien avec la rééducation fonctionnelle.

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Yves Rossetti

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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