Bien que les causes du tragique accident ne soient pas encore connues, certains experts pointent du doigt un système automatique de stabilisation de l’avion et l’impossibilité pour le pilote de reprendre la main. Touche-t-on là aux limites de l’automatisation ? Nous avons posé la question à un chercheur en psychologie ergonomique, spécialiste de la coopération homme-machine.
Alors que les boîtes noires du Boeing 737 MAX 8 de la compagnie Ethiopian Airlines qui s’est écrasé le 10 mars dernier en Éthiopie, faisant 157 morts, sont en cours d’analyse par les experts du Bureau d’enquêtes et d’analyses, les bouches se délient. Des pilotes américains indiquent qu’ils ont rapporté dès 2018 des incidents probablement liés au MCAS, un système de stabilisation destiné à éviter le décrochage de l’avion. Ce dispositif a été installé par Boeing sur le 737 MAX 8 pour corriger un comportement de l’avion lié à la modification des moteurs. Plus lourds que ceux prévus à l’origine, ils avaient tendance à faire lever le nez de l’appareil. Le MCAS est conçu pour s’activer automatiquement lorsqu’il détecte un angle d’attaque trop élevé dans certaines conditions.
Le système avait déjà été mis en cause lors du crash d’un autre Boeing 737 MAX 8 en mer de Java en octobre 2018. Les boites noires de l’appareil avaient révélé que l’appareil avait piqué du nez une vingtaine de fois en moins d’un quart d’heure (certainement en raison d’une panne des sondes donnant l’angle d’attaque) et que les pilotes avaient tenté en vain toutes les procédures pour tenter de stabiliser l’avion. Ce n’est qu’après ce tragique accident que Boeing a révélé l’existence du MCAS et modifié le manuel de vol du 737 MAX 8. Au grand dam des pilotes, qui ont alors découvert qu’ils n’étaient pas préparés à faire face à une défaillance du système.
L’inquiétude suscitée par de tels accidents est grande. Elle a provoqué l’immobilisation de ce type d’appareils dans la plupart des pays et le trouble chez certains pilotes qui se demandent si on n’est pas allé trop loin dans l’automatisation des avions de ligne. L’un d’entre eux déplorait, dans un article du Monde, que la place de l’homme se réduisait à peau de chagrin : « Depuis quarante ans, les avions de ligne ne cessent de s’automatiser. Nous, pilotes, ne sommes plus “in the loop” (dans la boucle) des décisions automatisées. »
Trop d’automatisme deviendrait-il dangereux ? A l’heure des véhicules autonomes, la question mérite d’être posée. Pour tenter d’y répondre, nous avons interrogé Jordan Navarro, enseignant-chercheur en psychologie ergonomique. Membre du laboratoire EMC à Lyon, il travaille sur la coopération homme-machine et, plus précisément, sur l’impact de l’automatisation sur les performances humaines, notamment les dispositifs d’assistance tels ceux utilisés par l’aéronautique ou l’automobile.
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Faut-il avoir peur de monter dans les avions hautement automatisés utilisés désormais par la plupart des compagnies aériennes ?
Je ne crois pas. Avant toute chose, il faut rappeler que l’avion reste le moyen de transport le plus sûr au monde. En 2018, on a recensé 15 accidents aériens civils ayant provoqué 556 morts pour un trafic aérien mondial approchant les 38 millions de vols, soit un taux d’un d’accident mortel pour 2,5 millions de vols. Un taux qui ne cesse de s’améliorer depuis vingt ans. L’automatisation croissante du pilotage y est pour beaucoup. Si l’aéronautique a été pionnière dans le domaine du pilotage automatique, ce n’est pas un hasard. Le ciel est en effet plus sûr que la route : même s’il comporte une dimension supplémentaire, c’est un espace avec moins d’incertitude et de mauvaises surprises. Il y donc raisonnablement de moins en moins de raisons d’avoir peur de prendre l’avion.
Cependant, le crash dramatique de ces deux avions de Boeing ne pose-t-il par la question du rôle de l’homme dans un environnement hautement automatisé ?
Bien sûr. La technologie modifie assurément la tâche. L’automatisation, en particulier, induit une modification du comportement du pilote. En psychologie ergonomique, on utilise deux notions pour cerner le rapport de ce dernier à son rôle. On parle ainsi de « contentement » pour qualifier sa faible suspicion envers l’automatisation, laquelle se traduit par une moindre supervision des opérations. Ce contentement peut provoquer une moindre « conscience de la situation », c’est-à-dire une représentation mentale altérée de la situation et de son évolution dans les instants qui suivent, et donc une performance dégradée en cas de problème. Par exemple, pour identifier la défaillance et réagir avec pertinence et rapidité.
”Il arrive que le pilote soit tellement mobilisé par la reprise en main de son appareil qu’il n’entend pas l’alarme qui retentit. ”
Un « contentement » excessif ou une « conscience de la situation » altérée pourraient-elles être une des raisons de l’accident du Boeing d’Ethiopian Airlines ?
Il est trop tôt pour le dire. Il est vrai que les pilotes passent de moins en moins de temps à piloter en manuel et de plus en plus à superviser les automates. Cela peut se traduire par une perte d’expertise. Cependant, ils conservent un niveau de formation et d’entraînement élevé. Cela explique qu’ils aient réagi violemment en apprenant que Boeing n’ait pas cru utile de les informer, dans un premier temps, de la mise en place du MCAS. L’aéronautique est un univers de procédures : tous les cas de figure sont envisagés et associés à des réponses ad hoc. Mais cela ne suffit pas toujours. En consultant les enregistrements de boîtes noires, on a ainsi pu observer des comportements humains défaillants. Par exemple, des phénomènes de « persévération », autrement dit de répétition d’une procédure erronée sans que l’idée qu’elle le soit n’effleure le pilote. Ou encore l’équivalent auditif de la « cécité d’inattention » (test du gorille invisible) : le pilote est tellement mobilisé par la reprise en main de son appareil qu’il n’entend pas l’alarme qui retentit.
Que faut-il en conclure ? La décision finale doit-elle appartenir à la machine ou à l’homme ?
C’est un débat qui divise le monde du pilotage automatique. Il y a les partisans du « hard automation », qui estiment que la machine est plus fiable que l’homme en situation de crise, et ceux du « soft automation », qui considèrent que le dernier mot doit revenir à l’homme. Chaque option a ses avantages et ses inconvénients… Certes, le facteur humain est souvent impliqué dans les accidents aériens. Mais il a parfois bon dos. Peut-être faudrait-il aussi parler de la pression économique qui réduit le nombre de pilotes dans les cockpits et augmente leur temps de travail…Enfin, il ne faut pas oublier toutes les fois où le pilote est intervenu avec succès pour palier la défaillance des systèmes, qu’ils soient automatiques ou non.