Entendre à nouveau : implants auditifs et plasticité cérébrale



Aujourd’hui, la surdité profonde peut être compensée par des implants cochléaires. Pourtant, aussi sophistiquées soient-elles, ces neuroprothèses ne délivrent qu’une information rudimentaire comparée à celle transmise par une oreille fonctionnelle. Comment le cerveau s’adapte-t-il à cette nouvelle situation ? Quelle rééducation orthophonique prodiguer pour permettre aux sujets implantés d’utiliser au mieux ces signaux sonores ? Quels enseignements tirer de ces progrès pour améliorer encore les neuroprothèses auditives ? C’est à ces questions que tente de répondre Pascal Barone, directeur de recherche au sein du laboratoire Cerveau et cognition (CNRS), à Toulouse.





Ces images émouvantes d’enfants et d’adultes qui entendent pour la première fois montrent que la surdité profonde peut désormais être compensée efficacement par des neuroprothèses auditives, notamment les implants cochléaires (lire l’encadré sur les différents dispositifs de réhabilitation). Depuis les années 80, leur performance ne cesse de progresser, grâce en particulier à l’augmentation de la puissance et à la miniaturisation des processeurs qui traitent les informations. «Aujourd’hui, plus de 80% des patients bénéficiant d’implants cochléaires reconnaissent plus de 80% des mots prononcés dans le silence», estime Pascal Barone. Pour les enfants sourds de naissance, cela signifie, par exemple, qu’il devient possible de suivre une scolarité normale (c’est le cas de 70% des enfants implantés). Bien sûr, pour parvenir à ce résultat, l’implantation cochléaire doit être suivie d’une rééducation orthophonique intensive qui permet aux sujets d’identifier et de mémoriser les nouveaux signaux sonores reçus. «L’orthophoniste joue un rôle essentiel pendant cette période, souligne Pascal Barone. Grâce à son travail, les personnes appareillées continuent à progresser jusqu’à 18 mois après l’intervention.­»

Les différents dispositifs utilisés dans la réhabilitation des surdités

Différents dispositifs utilisés dans la réhabilitation des surdités (@Sophie Jacobin pour Cerveau et Psycho)
1. L’audioprothèse classique. Appareil porté au niveau de l’oreille externe : il amplifie les sons utiles et occulte les bruits parasites. C’est le dispositif le plus répandu, mais il peut se révéler inadapté ou insuffisant.

2. L’implant d’oreille moyenne. Dispositif stimulant directement l’oreille interne, notamment la cochlée, dans le cas de surdités de transmission (liées à des anomalies touchant le conduit auditif, le tympan ou les osselets). La stimulation s’effectue soit par l’intermédiaire de l’os temporal, soit par l’intermédiaire des osselets.

3. L’implant cochléaire. Dispositif s’adressant aux personnes dont l’oreille interne est incapable de transmettre l’information aux voies auditives nerveuses à la suite d’un dysfonctionnement congénital ou d’une lésion. L’implant cochléaire stimule directement les terminaisons nerveuses du nerf auditif au moyen d’électrodes, transformant ainsi les signaux acoustiques en signaux électriques.

4. L’implant du tronc cérébral. Dispositif, plus rare, concernant les personnes dont les deux nerfs auditifs sont lésés ou qui présentent des pathologies empêchant la pose d’implants cochléaires (malformations de l’oreille interne, ossification de la cochlée…). Les électrodes sont alors implantée plus en aval dans la chaîne auditive, au niveau du tronc cérébral.

Privées de signaux, les aires auditives se font coloniser par les fonctions visuelles

Pour comprendre pourquoi les progrès en matière d’audition se déroulent ainsi sur plusieurs mois, il faut pour commencer analyser ce qui se passe quand le cerveau est privé de signaux auditifs. «Chez un sujet sourd, les aires auditives, qui n’ont pas à traiter d’information nerveuse, se font peu à peu coloniser par les fonctions visuelles», explique Pascal Barone. C’est ce qu’on appelle la « vicariance sensorielle » : un sens va se développer pour compenser l’absence ou la perte d’un autre sens. C’est ainsi que le développement de la vision chez les personnes sourdes favorise la lecture labiale, une clé essentielle pour leur accès au langage. Ce phénomène de vicariance montre l’extraordinaire plasticité du cerveau humain, capable de réorganiser ses aires corticales pour faire face en particulier à un handicap. Mais alors, comment réagit-il en cas de récupération des facultés auditives ? Et comment tenir compte de cette plasticité cérébrale dans les stratégies de réhabilitation des surdités ?

La vision permet d’améliorer la récupération des facultés auditives

Pour le savoir, Pascal Barone et son équipe ont mené différentes études d’imagerie cérébrale sur des patients sourds post-linguaux, c’est-à-dire ayant perdu l’usage de leur audition après l’acquisition du langage. «Alors que l’on croyait que, chez les sourds, la colonisation des aires auditives était irrémédiables, nous avons montré qu’il existait une sorte de contre-plasticité auditive, explique le chercheur. Au fur et à mesure de la réadaptation au langage permise par l’implant cochléaire, la réorganisation intermodale qui s’est opérée en l’absence de stimulus s’estompe.» Autrement dit, on revient peu à peu au fonctionnement d’un cerveau « normal ». Mieux, les études ont montré que la vision, loin de gêner la récupération des facultés auditives, permettait au contraire de l’améliorer. Une découverte cruciale pour l’optimisation des stratégies de réhabilitation des patients implantés.

>> Comment le cerveau donne du sens aux sons

Nous vous proposons une petite expérience destinée à vous montrer l’extraordinaire capacité de notre cerveau à interpréter les informations sonores qui lui parviennent. Nous vous invitons, dans un premier temps, à écouter ce qu’entend une personne équipée d’un implant cochléaire doté successivement de 2, 4, 16 électrodes quand on prononce un mot dissyllabique. Puis, dans un deuxième temps, à écouter ce mot enregistré normalement. Et enfin à réécouter les sons de la première séquence. Vous allez être surpris !

Implant à 2 électrodes

Implant à 4 électrodes

Implant à 16 électrodes

Mot enregistré normalement

Eh oui ! A la seconde écoute, votre cerveau reconnaît le mot « balcon » malgré les distorsions. Il a réussi à donner du sens à ce qui, au premier abord, n’était qu’un son indéchiffrable. C’est ainsi que les personnes sourdes implantées parviennent, avec l’aide de leur orthophoniste, à communiquer normalement avec leur entourage.

Prochaine étape : restituer les intonations, les émotions et la musique

Jusqu’où peut-on espérer restaurer les facultés auditives des personnes sourdes ? Aujourd’hui, si les résultats sont excellents pour la compréhension des mots dans le silence, il n’en va pas de même dans un environnement bruyant ni pour la prosodie – intonation, tonalité, modulation de la parole – les émotions et la musique. En effet, le spectre des sons transmis par l’implant est bien moins riche que celui restitué par une oreille fonctionnelle. Cela tient aux limites techniques des dispositifs actuels (nombre réduit d’électrodes implantées, mode de propagation du signal électrique, traitement du son réalisé par le processeur). De nombreuses recherches visent à repousser ses limites en jouant sur l’un ou l’autre de ces facteurs, l’objectif étant de pouvoir améliorer la restitution de la hauteur du son. Ce qui permettrait aux patients d’avoir accès à la musique et aux intonations de la voix humaine.

Concerto pour piano de Grieg

Concerto pour piano restitué par un implant à 16 électrodes

En attendant, l’implantation de dispositifs auditifs se banalise. Autrefois réservée aux surdités profondes bilatérales, elle s’adresse désormais à des surdités unilatérales ou des surdités acquises, permettant ainsi à des personnes en perte d’audition de retrouver une vie sociale et relationnelle quasi normale.


Pour aller plus loin

L’interview de Pascal Barone dans l’émission Rhône-Alpes Matin – France 3
Comment fonctionne un implant cochléaire ? – Future Arte

Chercheur(s)

Pascal Barone

Directeur de recherche en neurosciences au sein du laboratoire Cerveau et cognition (CNRS), à Toulouse, Pascal Barone travaille sur le processus neuronal de l'intégration multisensorielle et sur la réorganisation intermodale consécutive à la privation sensorielle.

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Pascal Barone

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