Neuromythe #8 : le cerveau reptilien et la théorie du cerveau triunique


C’est une expression qu’on entend couramment dans les conversations pour désigner la source de nos comportements primitifs – et pas toujours les plus dignes. Le concept de cerveau reptilien se rattache en fait à la théorie du cerveau triunique développé dans les années 60 par un certain Paul MacLean. Bien que rapidement invalidée, elle a connu une belle carrière.

« Comment échapper à la dictature du cerveau reptilien ? » s’interroge un psychologue et psychothérapeute dans un ouvrage récent qui entend réhabiliter le cadre, la contrainte et la limite face à la « toute-puissance du désir immédiat ». Censé expliquer nos comportements primitifs, le vocable de « cerveau reptilien » s’est largement diffusé dans l’espace public. Il est utilisé aussi bien par les commentateurs politiques (« s’adresser au cerveau reptilien de ses électeurs ») que des gourous du développement personnel (« apprivoiser son crocodile »). Mais d’où vient ce concept ? Pourquoi est-il si populaire ? Repose-t-il sur une base scientifique ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre.

La théorie du cerveau triunique ©Shutterstock/Designua

On doit la notion de cerveau reptilien à un neurobiologiste américain, Paul MacLean, qui, dans les années 60, a échafaudé la théorie du « cerveau triunique ». Selon cette théorie, le cerveau des mammifères modernes serait composé de trois « couches », correspondant chacune à une étape de l’évolution. La plus archaïque (400 millions d’années) correspondrait au fameux cerveau reptilien. Apparenté au tronc cérébral, il serait commun à tout le règne animal. Il commanderait nos comportements instinctifs et stéréotypés destinés à répondre à nos besoins primaires : maintenir ses équilibres physiologiques, se nourrir, se reproduire, fuir, combattre… Serait ensuite apparu le « cerveau paléo-mammalien ». Apparenté au cerveau limbique, il serait commun à tous les mammifères. Il régirait les émotions de base (colère, plaisir, peur…) ainsi que le comportement parental des mammifères. Enfin, le « cerveau néo-mammalien » (3,6 millions d’années) se serait développé chez les primates supérieurs, dont l’homme. Apparenté au néocortex, il serait lié aux activités cognitives et aux fonctions exécutives. Selon MacLean, chaque aire fonctionnerait indépendamment de l’autre. Il va même plus loin en affirmant que ces trois cerveaux coexisteraient difficilement1

Quelques années après avoir établi sa théorie, MacLean l’a popularisée dans un ouvrage grand public – Les Trois Cerveaux de l’Homme – qui connut un vif succès. Sa thèse fut reprise par différents auteurs tels Carl Sagan dans Les dragons de l’Eden, sur l’évolution de l’intelligence humaine2, Arthur Koestler dans Le Cheval dans la Locomotive3 et Janus4, ouvrages dans lesquels l’écrivain analyse ce qui fait la grandeur de l’homme et cherche l’origine de ses vices. En France, le neurobiologiste Henri Laborit s’appuie sur la théorie de MacLean pour expliquer le comportement humain, et notamment l’agressivité5, comme le montre bien le film Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais (1980).

Une théorie qui fait écho à la psychophysiologie de l’Antiquité et à la théorie freudienne des trois instances : le ça, le moi et le surmoi.

Comment expliquer un tel succès ? Le sociologue Sébastien Lemerle, qui s’est intéressé à la question6, considère que la notion de cerveau reptilien a rencontré l’esprit du temps. Selon lui, MacLean « a forgé une théorie dont les ambiguïtés ou approximations ont favorisé sa réception dans une classe d’intellectuels sensibles à son sous-texte philosophique et culturel ». En effet, quand elle apparaît, dans les années 60, les neurosciences sont en plein essor. On cherche à savoir en quoi le cerveau est à l’origine de nos comportements. Pendant la période des années 1960 à 1980, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’origine de la violence humaine. En outre, les choix terminologiques et symboliques de MacLean sont faciles à exploiter en dehors du contexte scientifique. Ce modèle s’utilise ainsi facilement comme métaphore pour justifier l’égoïsme, l’agressivité, les pulsions et les comportements instinctifs. Enfin, la théorie du cerveau triunique fait écho à la théorie freudienne des trois instances : le ça, le moi et le surmoi. 

Même s’il l’a rendu populaire, MacLean n’aurait pas été le premier à recourir à ce modèle de superposition de structures. Il l’aurait construit à partir des travaux de Ludwig Edinger, pionnier de la neuroanatomie comparée au XXe siècle. Celui-ci qualifiait déjà le cerveau des reptiles et des oiseaux d’archaïque et celui des mammifères de nouveau1. On peut même faire remonter ce concept de psychophysiologie tripartite à l’Antiquité7. Dans La République, Platon compare les trois classes de la société aux trois parties de l’âme : les gardiens de la société, dotés de sagesse et de raison ; le peuple, qui passe son temps à assouvir ses désirs ; les guerriers, qui font preuve de passion et courage mais aussi de désordre et de turbulence. Aristote reprendra ce schéma dans De Anima, distinguant l’âme végétative, présente chez tous les êtres vivants ; l’âme sensible, siège des émotions, caractéristique des animaux ; et l’âme ratiocinante, privilège des êtres dotés de raison et de réflexion.

Le cerveau « reptilien » n’est aucunement caractéristique des reptiles : on sait aujourd’hui qu’il est présent des vertébrés jusqu’aux poissons primitifs.

Si elle a été bien accueillie par une partie de l’intelligentsia, la théorie de MacLean a pourtant été rapidement critiquée par les neuroscientifiques. C’est le cas de Jean Didier Vincent dans La Biologie des Passions8, qui juge le modèle caricatural, ou de Jean-Pierre Changeux, qui conteste le fait de découper l’encéphale en couches9. En réalité, la théorie du cerveau triunique est critiquable à plusieurs titres. Ne pouvant s’appuyer sur des faits solides, MacLean a mené des études comparatives sur des lézards et singes en vue de démontrer la justesse de sa thèse, s’exposant ainsi au risque du biais de confirmation10 (lire aussi notre Neuromythe#1). Mais surtout cette théorie n’est pas en accord avec les données scientifiques actuelles. En effet, le cerveau « reptilien » n’est aucunement caractéristique des reptiles : on sait aujourd’hui qu’il est présent des vertébrés jusqu’aux poissons primitifs. Ce qui a d’ailleurs conduit MacLean à renoncer à la métaphore du reptile et à renommer cette zone le « complexe striatal »11. S’agissant du système limbique, il n’apparaît pas avec les mammifères : reptiles, oiseaux et amphibiens possèdent un septum, une amygdale, un cortex cingulaire et une formation hippocampique, qui sont des éléments de ce système. En outre, ces espèces sont dotées de fonctions associées au système limbique, comme le comportement parental. Par ailleurs, vouloir associer une fonction à chaque élément du système limbique est réducteur quand on sait à quel point le cerveau est un réseau interconnecté. Quant au néocortex, il était déjà présent chez les premiers mammifères. On a même découvert que des oiseaux, des reptiles et des vertébrés aquatiques présentaient des parties hémisphériques qui, sans avoir la même structure que le néocortex, étaient impliquées dans des fonctions néocorticales comme la perception, la prise de décision, l’apprentissage… Bref, la structuration du cerveau selon un schéma géologique par couches est une idée séduisante, mais elle ne pas résiste à l’épreuve des faits.

Donc, la prochaine fois que vous vous mettrez en colère au volant de votre voiture ou que vous finissez compulsivement le pot de Nutella, réfléchissez-y à deux fois avant d’incriminer votre cerveau reptilien…

En finir avec les neuromythes (©Shutterstock/sdecoret)

En finir avec les neuromythes

«Nous n’utilisons que 10% des capacités de notre cerveau», «A chacun son style d’apprentissage», «Tout se joue avant 3 ans»… Nous croyons savoir beaucoup de choses sur le fonctionnement de notre cerveau. Et si ces idées reçues ne tenaient pas debout ? > Lire notre série

Bibliographie 

1. Paul D. MacLean, Roland Guyot, Les Trois Cerveaux de l’Homme (1973). 

2. Carl Sagan, Les Dragons de l’Eden (1977).

3. Arthur Koestler, Le Cheval dans la Locomotive (1967).

4. Arthur Koestler, Janus (1978)

5. Henri Laborit, L’agressivité détournée : introduction à une biologie du comportement social (1970).

6. Sébastien Lemerle, Le cerveau reptilien, sur la popularité d’une erreur scientifique, CNRS Editions (2021).

7. Smith, C.U.M. (Chris) (2010). The Triune Brain in Antiquity: Plato, Aristotle, Erasistratus. Journal of the History of the Neurosciences, 19(1), 1–14.

8. Jean-Didier Vincent, Biologie des passions (1986).

9. Jean-Pierre Changeux, L’homme neuronal (1983).

10. Reiner, A. (1990). The Triune Brain in Evolution. Role in Paleocerebral Functions. Paul D. MacLean. Science, 250(4978), 303–305.

11. Paul D. MacLean, The Striatal Complex (R-Complex). Origin, Anatomy, and Question of Function (1990).

Chercheur(s)

Clara Saleri

Doctorante au sein de l'équipe ImpAct au Centre de recherche en neurosciences de Lyon. Son sujet de thèse : «Rôle des ganglions de la base dans l’intégration des coûts temporels et énergétiques moteurs pendant la prise de décision», sous la supervision du Dr David Thura.

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Clara Saleri

Yves Rossetti

Professeur de physiologie à la faculté de médecine de Lyon. Ses recherches concernent la plasticité cérébrale liée à nos interactions avec notre environnement physique et social. Il anime l'équipe Trajectoires du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL) dont les thématiques concernent l'exploration des fonctions perceptives, motrices et cognitives, notamment en lien avec la rééducation fonctionnelle.

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Yves Rossetti

Laboratoire

Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL)

Le CNRL rassemble 14 équipes pluridisciplinaires appartenant à l’Inserm, au CNRS et à l’Université Lyon. Elles travaillent sur le substrat neuronal et moléculaire des fonctions cérébrales, des processus sensoriels et moteurs jusqu'à la cognition. L’objectif est de relier les différents niveaux de compréhension du cerveau et de renforcer les échanges entre avancées conceptuelles fondamentales et défis cliniques.

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