Améliorer les apprentissages des écoliers en s’appuyant sur les acquis de la recherche, tel est l’objectif du nouveau conseil scientifique de l’Education nationale. Les neurosciences cognitives y tiennent une place importante, mais pas hégémonique comme le redoutaient certains pédagogues. Nous avons demandé à deux enseignants-chercheurs du LabEx CORTEX ce que cette discipline peut apporter à l’école.
Année après année, le niveau des écoliers français recule dans les études internationales. La dernière en date, Pirls, dévoilée le 5 décembre 2017, confirme la tendance. Cette étude, menée tous les cinq ans par l’Association internationale pour l’évaluation des acquis scolaires, révèle ainsi une nouvelle dégradation des performances en lecture des élèves de CM1.
Face à cette situation, le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a lancé une série de mesures pour redresser la barre. Parmi celles-ci, la création d’un comité scientifique dont la vocation sera de faciliter la diffusion des acquis de la recherche en matière de pédagogie. A sa tête, le ministre a nommé Stanislas Dehaene, spécialiste des sciences cognitives et professeur au Collège de France. Une nomination qui a suscité des inquiétudes de la part du syndicat des enseignants du primaire Snuipp-FSU, lequel redoutait une mainmise des neurosciences dans l’éducation et l’émergence d’une approche mécaniste déconnectée de la réalité des classes.
La composition du nouveau comité scientifique, installé par le ministre de l’Education nationale le 10 janvier 2018, a semble-t-il calmé les esprits. Constitué de 21 membres, il représente un large éventail de disciplines. Seul un tiers sont issus des sciences cognitives. On compte aussi deux philosophes, deux sociologues, deux chercheurs en sciences de l’éducation, une linguiste, un mathématicien, un statisticien et deux économistes.
« Enseigner est une science », aime répéter Stanislas Dehaene. Ce credo, le chercheur l’appuie sur les recherches qu’il mène depuis plus de quinze ans dans le laboratoire de neuro-imagerie cognitive de Saclay (Essone), une unité mixte de l’Inserm et du CEA, au Centre Neurospin. Ses travaux lui ont permis de déchiffrer les circuits d’apprentissage, notamment de la lecture. Des découvertes qu’il a toujours aimé partager à travers des conférences et des livres (on lui doit notamment Les neurones de la lecture et La bosse des maths, chez Odile Jacob).
Nous avons demandé à deux enseignants-chercheurs du LabEx Cortex de nous éclairer sur les enjeux du débat sur la place des neurosciences à l’école. Bernard Lété est directeur du Laboratoire d’étude des mécanismes cognitifs (LEMC) et responsable du master Psychologie à l’université Lyon 2. Alice Gomez est maître de conférences à l’Institut de sciences cognitives (ISC) Marc-Jeannerod et coresponsable du master Métiers de l’intervention auprès des élèves à besoins éducatifs particuliers à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation de Lyon l’Université Lyon 1 où elle enseigne.
« Depuis des années, on sait ce qu’il faut faire dans les classes pour enseigner correctement »
Pour Bernard Lété, la prise en compte de l’apport des sciences cognitives par l’Education nationale n’a rien de très original. « On en parlait déjà à l’Institut national de recherche pédagogique au début des années 90 », se souvient le chercheur, qui travaillait alors avec le professeur de psychologie cognitive Michel Fayol (devenu membre du nouveau comité scientifique de l’Education nationale). « En réalité, depuis des années, on sait ce qu’il faut faire dans les classes pour enseigner correctement les savoirs fondamentaux comme lire-écrire-compter, poursuit-il. Si vous prenez le Guide des instituteurs, un manuel utilisé jusque dans les années 1970, vous y retrouvez beaucoup de ce qui est préconisé aujourd’hui par Stanislas Dehaene. » Le problème, selon lui, est avant tout politique. Face à l’énorme machine de l’Education nationale, comment faire en sorte que les enseignants suivent correctement les directives ministérielles ?
Aux yeux d’Alice Gomez, la création d’un conseil scientifique destiné à éclairer les méthodes pédagogiques de l’Education nationale est assurément une bonne chose. « L’équilibre entre les différentes disciplines représentées dans cette instance devrait rassurer les voix qui se sont élevées quand Stanislas Dehaene a été nommé », estime-t-elle. Elle qui a fait son post-doc dans son laboratoire (elle y a travaillé sous la direction de Caroline Huron, nommée elle aussi au conseil scientifique), n’avait d’ailleurs aucun doute sur sa légitimité : « Personne en France n’a une expertise et un leadership aussi forts que lui dans le domaine de la cognition. »
Du côté des enseignants, la crainte de voir apparaître une sorte de « taylorisme éducatif »
Comment expliquer les réticences des enseignants vis-à-vis des neurosciences ? S’il pointe des réactions corporatistes, Bernard Lété entend aussi leur crainte de voir apparaître une sorte de « taylorisme éducatif » qui dirait comment faire pour que les élèves apprennent vite et bien. Une préoccupation ainsi résumée par le spécialiste des sciences de l’éducation Philippe Meirieu : « Il ne faut pas oublier qu’un élève est un sujet, et qu’un sujet n’est pas réductible à son cerveau. »
Alors, qu’est-ce que les neurosciences peuvent apporter à l’école ? Pas d’emballement, prévient Bernard Lété : « On en est encore à un niveau assez élémentaire. On sait cartographier les zones cérébrales et décrire des anomalies cognitives, mais on en connaît mal les origines. » Il faudra selon lui quelques années encore avant que les neurosciences puissent donner des instructions claires « en termes de dispositifs pédagogiques innovants, car c’est bien à ce niveau que les enseignants attendent les chercheurs. » Comment passer du savoir scientifique sur le fonctionnement cognitif aux dispositifs pédagogiques ? C’est le défi adressé au conseil scientifique de l’Education nationale. Pour y répondre, « il faut associer les enseignants à la réflexion pour qu’ils passent du statut de critique à celui de promoteur de ces connaissances. »
Compliqué si on n’augmente pas le temps de la formation des futurs enseignants
Pour Alice Gomez ce débat soulève aussi la question de la formation initiale des enseignants. « Deux ans en quasi alternance ne permettent pas d’approfondir la didactique des disciplines et les matières touchant à la pédagogie », souligne-t-elle. Elle reconnaît ainsi qu’elle a du mal à aborder la sociologie et la psychologie, dont certains apports de sciences cognitives. « Faire une place à la méthode scientifique, comme le souhaite le ministre de l’Education, va devenir compliqué si le temps de formation et la participation des enseignants à la recherche n’augmente pas… »
Quel est le rôle de l’expérimentation dans le domaine éducatif ?
Le conseil scientifique de l’Education nationale organise sa première conférence le 1er février 2018 au Collège de France, à Paris. Les scientifiques invités échangeront autour du potentiel et des limites de l’utilisation de la méthode expérimentale pour évaluer et améliorer les choix éducatifs. Cette conférence est gratuite et ouverte au public dans la limite des places disponibles (réservation obligatoire).
> Le programme de la conférence.