Inutile d’être «mentaliste» pour décoder l’intention qui se cache derrière le geste d’un interlocuteur. A force d’entrainement, notre cerveau a appris à déceler d’infimes variations du mouvement et à leur donner un sens. C’est ce qu’a montré François Quesque, un jeune chercheur passionné de «cognition sociale incarnée».
Nos gestes les plus anodins traduiraient nos pensées les plus secrètes. Notre manière de croiser les jambes ou de passer la main dans les cheveux serait la traduction corporelle de notre climat mental ou de notre personnalité. Se toucher le nez dénoterait ainsi une marque d’intérêt et croiser les bras, un manque d’ouverture à la discussion. Savoir décoder ce langage du corps permettrait de repérer le mensonge, la peur, la confiance en soi ou la séduction chez son interlocuteur. Bref, d’avoir un pouvoir sur lui… Telle est la promesse de certains guides pratiques, d’articles de magazines grand public ou de séries télévisées comme The Mentalist (photo ci-dessus). Las, ces constructions relèvent plus du sens commun que de la vérité scientifique, assure François Quesque, post-doctorant au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL). Pourtant, il existe bien des liens entre états mentaux, perception et gestes. Ils dessinent un champ de recherche appelé «cognition sociale incarnée», dans lequel s’inscrit le jeune chercheur. Les travaux qu’il a menés pour sa thèse lui ont permis de montrer que nous sommes capables de déduire l’intention d’un interlocuteur en observant la cinématique de son geste.
Dans une interaction, nous exagérons notre geste à la manière des parents qui allongent les syllabes pour se faire comprendre de leur bébé.
La question de départ de François Quesque : l’intention qui précède une action influence-elle la façon dont on réalise cette action ? «On a longtemps cru que notre façon d’agir dépendait des conséquences physiques de cette action », explique-t-il. Ainsi, pour saisir un objet lourd, notre geste, nécessitant davantage de force, sera réalisé avec plus de vitesse que pour saisir un objet fragile.» Comme si le cerveau envisageait toute la séquence et anticipait la contrainte finale au moment de lancer le mouvement. Une théorie séduisante mais qui ne tient pas compte des conséquences sociales ou cognitives de l’action. Pour tenter de répondre à sa question de base, le chercheur met alors au point avec ses collègues une expérience consistant à asseoir deux personnes autour d’une table et à placer un « totem » au milieu (un peu comme au jeu Jungle Speed). Les participants sont équipés de capteurs de mouvement de façon à pouvoir isoler les paramètres cinématiques de leurs gestes. A tour de rôle, en fonction d’une séquence de sons, chaque participant déplace le totem d’un côté ou de l’autre de la table. Mais en réalité ce qui intéresse le chercheur, c’est la façon dont chacun replace le totem au centre, selon qu’il le pose pour lui ou pour son partenaire. Et qu’observe-t-il ? Les mouvements sont plus lents et plus amples quand le sujet agit pour autrui que pour lui. «Comme s’il exagérait son geste de manière inconsciente pour être plus “lisible”», souligne François Quesque.
Des expériences pour vérifier le bénéfice du geste « amplifié »
Voulant en avoir le cœur net, le chercheur monte alors une deuxième expérience en utilisant le même protocole mais en le scindant en deux séquences séparées d’une semaine et en participant lui-même au jeu. Une fois sur deux, il augmente la hauteur de son tabouret de 5 centimètres. Bingo ! Les résultats montrent bien un accroissement de l’amplitude verticale du geste, «pour rapprocher l’objet du regard, crucial dans les interactions», suggère François Quesque. Parvenu à cette étape, le chercheur s’interroge sur le bénéfice de ce geste «amplifié». Est-il perçu comme tel par l’interlocuteur ? Celui-ci est-il capable de déceler l’intention du sujet à son égard ? Pour cela, il met en œuvre deux séries d’expériences.
Dans la première, il soumet à des observateurs de brèves séquences vidéo montrant les bras et les mains d’un participant et leur demande à chaque fois si celui-ci place le totem sur la table pour lui ou pour son partenaire. «Les observateurs étaient bien embêtés pour choisir, raconte François Quesque. Mais on leur a demandé de répondre quand même !» Résultat : 65% de bonnes réponses, soit nettement au-dessus du seuil du hasard (50%). Avec toutefois de fortes variabilités (de 30 à 90%), «comme si certains étaient plus doués que d’autres pour décrypter l’intention cachée derrière un geste».
La deuxième série d’expériences reprend le protocole initial mais, cette fois, les participants sont équipés d’un casque audio (photo ci-dessus). Avant de replacer le totem au centre de la table, le participant 1 reçoit un signal indiquant s’il joue pour lui (25% des cas), pour son partenaire (25%) ou un signal neutre, tandis que le participant 2 ne reçoit aucune information. On mesure ici la vitesse de saisie du totem par le participant 2 une fois que le participant 1 l’a remis au centre de la table. Qu’observe-t-on ? Dans presque tous les cas, les participants 2 sont plus rapides quand le mouvement est fait pour eux. «Ce qui prouve que nous sommes tous capables, ou presque, de décrypter l’intention cachée derrière un geste.»
Cette figure représente l’amplitude du mouvement de saisie (gauche) et de transport (droite) des participants , selon qu’ils attrapent le totem pour eux (personal intention) ou pour le partenaire (social intention).
Un phénomène qui marche même quand il nous désavantage
François Quesque étant scrupuleux, il a voulu s’assurer que les paramètres qu’il avait retenus étaient les bons. Avec l’aide de collègues «plus doués en programmation», il a modifié les vidéos en raccourcissant ou en allongeant le mouvement de façon à gommer les différences cinématiques. Pour sa plus grande satisfaction, il a pu vérifier que plus on altérait les vidéos, moins les participants étaient capables de percevoir l’intention de l’opérateur, prouvant ainsi que le décryptage reposait bien sur l’analyse des paramètres cinématiques du mouvement.
Une question en appelant une autre, le jeune chercheur s’est enfin demandé s’il était possible de contrôler ce phénomène. Notamment en masquant son intention, ce qui peut se révéler utile dans certaines situations. Pour cela, il a utilisé le protocole expérimental habituel dans des situations opposées : dans un cas, les participants coopéraient ; dans l’autre, ils jouaient l’un contre l’autre. Surprise : il n’a pas constaté de différences significatives portant sur les paramètres du mouvement d’une situation à l’autre. «Ce qui montre que le mécanisme est tellement ancré qu’il l’emporte sur le contexte, même quand cela nous désavantage.» Une pierre de plus dans le jardin de ceux qui spéculent sur «ces gestes qui nous trahissent».